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mettait en lui les sentimens et les idées d’un citoyen, non d’un bourgeois. Un cordonnier donnait de l’argent pour que l’église de sa ville fût la plus belle ; un tisserand fourbissait le soir son épée en décidant qu’il serait non le sujet, mais un des seigneurs de la cité rivale. A un certain degré de tension, toute âme est, une corde vibrante ; il suffit de la toucher pour lui faire rendre de beaux sons. Représentons-nous cette noblesse et cette énergie répandues du haut en bas d’une cité ; dans toutes les couches ; ajoutons-y une prospérité établie et croissante, cette confiance en soi, ce sentiment de joie que l’homme éprouve en se sentant fort ; ôtons de nos yeux cet encombrement de traditions et d’acquisitions qui sont aujourd’hui notre embarras aussi bien que notre richesse ; considérons l’homme libre et livré à lui-même dans ce désert que la décadence avait fait, — et nous comprendrons pourquoi ici comme au temps d’Eschyle les arts sont nés au milieu des affaires, pourquoi un sol en friche hérissé de toutes les épines politiques a plus produit que, notre champ si bien nettoya et cadastré, pourquoi des hommes de parti, des combattans, des navigateurs, au plus fort de leurs périls, de leurs préoccupations et de leur ignorance, ont inventé et renouvelé les belles formes avec une sûreté d’instinct, une fécondité de génie que notre loisir et notre érudition ne peuvent plus atteindre aujourd’hui.

Lentement, péniblement, au-dessous de la sculpture et, de l’architecture, la peinture se développe ; c’est un art plus compliqué que les autres, il fallait du temps pour découvrir la perspective, et un paganisme plus sensuel pour sentir le coloris. À cette époque, l’homme est encore tout chrétien. Sienne est la cité de la Vierge, et se met sous sa protection, comme Athènes sous celle de Pallas ; parmi des morales et des légendes différentes, le sentiment est le même, et le saint local correspond au dieu local. Quand Duccio, en 1311, eut achevé sa madone, le peuple, dans sa joie, vint la prendre à son atelier et la porta en procession à l’église ; les cloches sonnaient, et beaucoup d’assistans tenaient des cierges dans leur main. Le peintre écrivit sous son tableau : « Mère sainte de Dieu, donne la paix aux Siennois ; donne la vie à Duccio, puisqu’il t’a peinte comme voici[1]. » Sa Vierge témoigne d’une main encore maladroite et ressemble aux peintures de missel ; mais autour d’elle et de l’enfant qu’elle tient dans ses bras, plusieurs têtes de saintes sont déjà singulièrement belles et calmes. Vingt-sept compartimens, toute l’histoire du Christ placée dans la chapelle qui fait face, les accompa-

  1. Mater sancta Dei, sis causa Senis requiei,
    Sis Ducio vita, te quia pinxit ita.