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verras si avec des paroles on peut représenter les formes corporelles. L’écriture est une chose morte, bonne au plus pour le raisonnement et le récit ; quand il faut décrire, elle faiblit, tâtonne et n’atteint que le vague. Je sors d’un musée ou d’un monument les yeux pleins de couleurs et de formes, et le soir, en écrivant, j’en ai encore la mémoire comblée et assiégée ; mais quand je me relis !… Il ne faut pas se relire.

Dès le lendemain, je suis donc allé à Pise tout rempli de la question sur laquelle j’avais quitté Sienne. Il n’y a que ces sortes de choses qui occupent en voyage. On marche enveloppé de son idée, et on ne s’inquiète pas du restée. Il me semble qu’on fait deux parts de soi : d’un côté, un animal inférieur, une espèce de domestique machinal et nécessaire qui mange pour vous, boit pour vous, marche sans que vous le sachiez, s’arrange à l’auberge et dans les voitures, supporte, sans que vous les sentiez, les désagrémens, les petits tiraillemens, les platitudes de la vie, et fait tout ce qui concerne son état ; de l’autre côté, un esprit qui se hausse et se tend tout le jour avec une curiosité véhémente, remué, traversé d’idées ébauchées, renversées, renaissantes, pour comprendre les sentimens des grands hommes et des vieilles époques. Pourquoi ont-ils senti de cette façon ? Est-il vrai qu’ils aient senti de cette façon ? Et de questions en questions, au bout d’une semaine, on les entend, on les voit face à face, oubliant le domestique qui devient maladroit et fait négligemment son service. Cela m’est bien égal alors, et à toi aussi ; mais je bavarde ; nous allons à Pise.

Paysage toscan, agréable et noble. Les blés en herbe sont éblouissans de fraîcheur ; au-dessus d’eux s’ordonnent des files d’ormeaux chargés de vignes, bordant la rigole qui les arrose. La campagne est un verger que les eaux aménagées viennent fertiliser, On voit ces eaux venir abondamment des montagnes et se tordre bleues et limpides sur leur lit trop large de cailloux blancs. Partout des traces de prospérité. Le versant des montagnes est piqué de mille petits points blancs ; ce sont des maisons de campagne et de plaisance ; elles sont là dans leur bouquet de châtaigniers, d’oliviers et de pins. On voit des marques de goût, de bien-être dans celles qu’on aperçoit en passant ; les fermes elles-mêmes ont un portique au rez-de-chaussée ou au premier étage pour prendre le frais le soir. Tout produit ; la culture monte haut dans la montagne, et se continue çà et là par la forêt primitive. L’homme n’a point réduit la terre à un squelette décharné ; il lui a conservé ou renouvelé son revêtement de verdure. Quand le train s’éloigne, ces étages de terrains chacun avec sa culture et sa teinte, plus loin la bordure pâle et vaporeuse des montagnes, entourent la plaine comme d’une