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monstrueux, » dont regorgent en ce moment les journaux des deux partis. On ment en Amérique aussi hardiment qu’en Europe, avec cette différence que, tout le monde ayant le droit de mentir, personne n’a le privilège d’être cru.

Le soir, j’ai assisté à une scène plus sérieuse : il y a eu meeting à Bryan-Hall, dans une de ces grandes salles disposées comme des théâtres et contenant plusieurs milliers d’auditeurs, qui sont une des nécessités de la vie américaine. Le premier et le principal discours fut prononcé par le gouverneur de l’Illinois, Richard Yates, ancien démocrate, ancien membre de la convention de Chicago, et depuis lors transfuge au camp républicain, dans l’espoir, disent les langues médisantes, d’obtenir, à l’expiration prochaine de sa charge, un des deux sièges de l’Illinois dans le sénat des États-Unis. Je vois un homme robuste, en habit bleu à boutons jaunes, dans une tenue un peu dépareillée qui voudrait sembler grave, le front haut, les cheveux longs, la bouche grande et spirituelle, mais le visage un peu raviné, à ce qu’on m’assure, par un usage immodéré des liqueurs fortes : défaut d’ailleurs assez commun parmi les hommes de l’ouest. Sauf les hang, les damn et autres grossièretés inévitables, son discours ne manquait ni de force ni d’esprit. Il commença par raconter sa conversion récente, se moquant volontiers de lui-même et habillant de la belle façon ses acolytes de la convention en homme qui sait ce dont il parle, quorum pars magna fuit. À mesure qu’il s’échauffait, ses bras et ses jambes se mettaient en danse ; il aboyait et martelait les mots avec une énergie singulière ; à la fin, il sautait sur place en frappant des talons pour accentuer sa parole : pantomime fort habituelle aux orateurs américains.

Après lui vint un énergumène barbu, l’œil brillant, la voix nerveuse et vibrante, qui secouait sa crinière et courait sur la plateforme, tout en débitant avec un accent étranger un dithyrambe exotique dont la pompe imagée ravit l’auditoire. Cependant son orateur favori manquait à la foule, « Coy ! Coy ! » criait-on de toutes parts. Alors, au milieu des cris de joie, se lève une figure étrange, hérissée, à grosse barbe noire, à longs cheveux épais, triste et maigre, les yeux caves, l’air ténébreux, une sorte de fripier juif d’Allemagne. « Messieurs, dit-il d’une voix tonnante et caverneuse, je ne voulais pas parler ce soir, parce que je n’ai pas vu dans la salle le drapeau des États-Unis. Je ne parle jamais sans avoir devant moi le glorieux emblème de la patrie. » Puis, avec une gravité tragique et superbe, il déclame un chapelet de pantalonnades excentriques qui font pâmer de rire toute la salle. Il pend les copperheads, leur coupe le cou, les hache menu, les fait brûler à petit feu, puis, faisant