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une visite à « monsieur le diable, un gentleman de très bonne compagnie, » s’amuse encore à les voir rôtir au fin fond de l’enfer, empalés sur des fourchettes ardentes. L’auditoire trépignait d’enthousiasme. Ce sont les friandises qui allèchent ici le gros public Quant à l’orateur qui tient ce beau langage, ce n’est point du tout un Juif allemand : c’est le professeur Mac-Coy, un homme célèbre dans tout l’ouest pour son éloquence irrésistible, un des premiers de la phalange d’orateurs enrôlés pour cette campagne dans l’armée républicaine.

Enfin s’est levé le vieux John Wentworth, long John, comme on l’appelle, celui-là grand buveur, mais ancien maire de Chicago, député au congrès depuis quinze ans, maître du corps municipal de la ville et vivant encore sur les restes d’une ancienne popularité. C’est un grand, gros corps, un vrai colosse, une sorte de tonneau perché sur de longues jambes, avec une petite tête chauve et cramoisie, des yeux gris percés en vrille, une mâchoire épaisse et carrée, une voix âpre et avinée, le type achevé du démagogue. On le dit orateur de talent : je n’eus pas cette fois l’occasion d’admirer sa faconde populaire. Il venait simplement jeter un défi à ceux qui se flattent de l’exclure du congrès, car c’est contre lui que se porte à Chicago tout l’effort des démocrates. Long John, s’il a de chauds partisans, a parmi les républicains eux-mêmes des ennemis implacables : il est, dit-on, brutal, emporté, dominateur. On l’accuse d’être à la fois trop avide et trop avare des deniers publics. La police de Chicago est dans la misère, j’ai vu des policemen en habits troués et en bottes percées ; mais Long John refuse obstinément d’augmenter leur paie. Enfin les catholiques, unis partout aux démocrates, sont ses ennemis particuliers : quand les sœurs de la Charité voulurent s’établir dans cette ville, il les persécuta grossièrement. Les démocrates de Chicago ont exploité tous ces griefs : ils ont imprimé à l’usage des républicains des listes, dites anti-Long John, d’où son nom seul est effacé. C’est pour eux une affaire d’état : s’ils échouent dans l’élection générale, ils s’en consoleront, pourvu que Long John soit battu.

Le lendemain, nouvelle fête. M. Chase, l’ancien ministre, l’inventeur du papier-monnaie, devait passer par la ville et haranguer les républicains à Sherman-hall. Deux heures auparavant, toute la salle était pleine, la rue même encombrée, et un peuple immense assiégeait les portes. Guidé par un ami officieux, je me faufilai dans les couloirs pleins de mondé et montai par un escalier dérobé jusque sur la plate-forme où devait se tenir l’orateur. La foule y était dense, et je m’y trouvais comme noyé. Tout à coup un murmure se répand : « Voilà Chase ! » La foule se déchire, et je vois s’avancer