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mes yeux pour percer les ténèbres. J’aperçus vaguement une forme noire en face de moi ; je crus reconnaître un arbre isolé qui m’avait guidé le matin. J’approchais ; j’étais déjà sur la colline, et je voyais à mes pieds le village étinceler de lumières. Encore quelques pas, et je touchais au but ; mais comment retrouver le sentier de la forêt ? Tous les chemins semblaient disparaître et s’effacer parmi les broussailles. Trois fois mon cheval désorienté s’égara dans les fourrés ; trois fois il fallut le ramener à tâtons. Guidé par des aboiemens, je gagnai à travers bois une maisonnette ou tremblotait une faible lueur. Je frappai. Une voix de femme me dit de passer mon chemin. Je m’éloignai avec une meute de chiens de garde à mes trousses. Je marchai longtemps, tirant derrière moi mon cheval qui trébuchait. Je revins encore à la chaumière, frappai bruyamment, réveillai le paysan, terrifiai sa famille. Enfin il prit sa lanterne et me remit dans le bon chemin. Je compte pour rien un bain de pieds que je pris dans le marais en débouchant au fond de la vallée. Si étoilée que fût cette nuit sans lune, la perspective de coucher dans la forêt jusqu’au point du jour, exposé à la gelée des nuits de novembre et au vent du nord, déjà aigre, n’avait rien d’assez romantique pour me séduire, et je me trouvai heureux dans un bon lit.

Ce matin, en me réveillant, il faut moi-même gratter mes souliers, faire sécher mes habits, laver une partie de mon linge. A. Titusville, on avait refusé absolument de cirer mes bottes ; cette fois, l’hôtelier, plein de prévenance, m’a confié la brosse et le cirage. Étrange pays et monde plus étrange encore ! Rien ne fait mieux toucher du doigt le ressort moteur de cette société, mieux comprendre à quel point l’amour du gain domine toutes ses passions, tous ses goûts, tous ses plaisirs, et lui fait sacrifier la chose même qui doit lui être la plus chère, ce bien-être matériel qui est pourtant le but de ses peines. Partout ailleurs un pareil cloaque serait le refuge des désespérés ou de ces aventuriers hardis, endurcis, prêts à tous les métiers, bande pillarde que toute industrie nouvelle, comme toute armée en campagne, traîne à sa suite. Ici au contraire c’est la maison de jeu où les capitalistes viennent risquer leurs fortunes, le Baden-Baden où les enrichis d’hier viennent chercher les émotions du tapis vert. Ce qui les attire, c’est le risque même, l’incertitude d’un jeu qui peut les ruiner demain, c’est en un mot la bourse de l’huile, qui est venue s’établir au lieu même du marché. Je monte en chemin de fer : on y joue. J’entre dans une auberge : l’antichambre et la salle à manger sont de petites bourses où les transactions se poursuivent entre le grog et le café. Je rencontre deux cavaliers clapotant dans un marais : soyez certain