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quant à ces rachats qui les ruinaient au temps des pirates de Cilicie, c’était, hélas ! la vie quotidienne des habitans des côtes de la Méditerranée au temps des invasions des Sarrasins. Le butin des corsaires musulmans consistait surtout en captifs qui étaient mis à rançon. Dans la première expédition des Sarrasins de Tunis, en 704, sous le commandement d’Abdallah, Mousa, en rendant compte de cette expédition au calife de Bagdad, avait écrit qu’il envoyait au calife le cinquième des captifs qu’il avait faits, et que ce cinquième montait à trente mille hommes. Ce chiffre parut une erreur en trop. « C’est une erreur en moins, répondit Mousa ; le secrétaire aurait dû écrire soixante mille hommes. » Ces incursions n’étaient donc pas seulement des pillages, c’étaient de grandes captures d’hommes et des dépopulations de territoires.

Les incursions des Sarrasins dans la Méditerranée datent de la conquête qu’ils firent de l’Afrique ; elles devinrent plus nombreuses quand ils se furent emparés de la Sicile. À Dieu ne plaise que je veuille faire de la géographie une règle fatale qui décide de la destinée des peuples ! Il m’est impossible cependant de ne pas remarquer le lien singulier qui rattache la Sicile à l’Afrique. Quand l’Afrique est puissante, elle étend sa domination sur la Sicile, témoin les Carthaginois avant l’ère chrétienne et les Sarrasins à partir du VIIIe siècle. Quand l’Afrique est faible et vaincue, la Sicile alors devient italienne. Elle a rarement été indépendante, quoiqu’elle l’ait toujours souhaité. Elle paie en cela le prix de son admirable situation. Placée au milieu de la Méditerranée occidentale comme une place forte, tous les conquérans et tous les dominateurs de la mer l’ont enviée et se la sont disputée. Les Athéniens ont voulu l’avoir et y ont perdu leur puissance ; les Carthaginois l’ont disputée aux Grecs ; les Romains l’ont enlevée aux Carthaginois. Soumise aux Romains, la Sicile ne fut pas seulement pillée par les préteurs : c’était le sort commun du monde ; elle fut ruinée et dépeuplée par les grands propriétaires romains. C’est là qu’ils avaient leurs immenses domaines, qu’ils ne cultivaient plus, qu’ils changeaient en vastes pâturages pour l’élève des bestiaux, avec des esclaves marqués au front comme les bêtes du troupeau, à demi nus, mal nourris, mal logés, et qui devenaient des brigands à la première occasion. Dans ce pays désolé et épuisé par ses maîtres, il y avait souvent des révoltes d’esclaves et des guerres serviles qui faisaient trembler Rome au milieu même de son luxe et de ses plaisirs. Tacite donne la raison des frayeurs que ressentait la ville souveraine ; « la population libre diminuait tous les jours, la population esclave s’accroissait sans cesse[1]. »

  1. « Urbem trepidam ob multitudinem familiarum quæ gliscebat immensum, minore in dies plebe ingenua. » Annales, liv. IV, ch. 27.