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légende, qui ont l’avantage, non pas de dire la vérité des événemens, mais la vérité des impressions que les choses et les hommes ont laissées dans l’esprit des contemporains. Règle générale : jamais les personnages obscurs et insignifians ne prennent place dans la légende. Il en est de même pour les choses. Il faut, quant aux hommes, avoir fait beaucoup de bien ou beaucoup de mal à ses contemporains, les avoir beaucoup aidés et bienheurés (qu’on me passe ce vieux mot français très regrettable), ou les avoir beaucoup battus et beaucoup opprimés, — il faut, quant aux choses, qu’elles aient été très favorables ou très funestes, — pour rester dans la mémoire des hommes et entrer dans la tradition ou dans la légende. J’avoue même que, si je voulais savoir exactement ce qu’a été pour les contemporains tel homme ou tel événement, j’en croirais la légende plus volontiers encore que la tradition. La mémoire oublie, l’imagination se souvient, mais à sa manière, tenant moins de compte des faits que de leur retentissement dans l’esprit de l’homme, c’est-à-dire de leur renommée. Cherchons donc dans les chroniques et dans les légendes du IXe siècle quelque histoire qui nous montre l’idée qu’avaient les contemporains des ducs et du duché de Bénévent.

Autre réflexion que je dois faire sur les légendes et sur ce qui fait que je les préfère souvent à l’histoire. Comme tableau d’un temps et d’un pays, l’histoire a un grand défaut, elle appartient trop aux hommes. Elle est toute masculine et toute salique ; elle exclut presque toujours les femmes. On dirait en vérité, à lire seulement l’histoire, que les femmes ne font pas la moitié des sociétés humaines. La légende est plus juste et plus égale ; elle fait une grande part aux femmes dans les événemens de ce monde, et elle a raison. Non que je veuille aller aussi loin que ce vieux juge anglais qui, lorsqu’on venait lui dénoncer un crime, écoutait patiemment le dénonciateur ou le témoin, puis, quand il avait fini, lui faisait cette question : Et la femme ? — Quelle femme ? — Oui, s’il y a un crime, il doit y avoir une femme pour qui le crime a été commis. — La légende est un peu de cette école. Il y a une révolution dans un état, il y a une conquête faite d’un peuple par un autre. — Et la femme ? dit la légende ; il doit y avoir une femme à propos de qui s’est faite là révolution ou la conquête. — Les musulmans envahissent la Sicile : c’est que le gouverneur byzantin de la Sicile avait fait une mortelle injure à Euphémius, riche seigneur sicilien. Euphémius aimait la belle Omoniza, et il allait l’épouser quand le gouverneur grec, corrompu par de grands présens, enleva Omoniza pour la donner à un rival d, Euphémius. Celui-ci, furieux, alla se réfugier en Afrique et offrit aux musulmans de leur livrer la Sicile. Avec une armée musulmane, il entre à Catane et tue le méchant gouverneur.