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Euphémius est vengé, mais la Sicile reste en proie aux musulmans. Selon une autre légende, Euphémius était un capitaine sicilien qui s’était épris d’une religieuse ; il voulait l’épouser et il l’avait enlevée de son couvent. Les frères de la religieuse demandèrent à l’empereur de Constantinople de punir le ravisseur, et il allait être puni, c’est-à-dire avoir le nez coupé, ce qui était le châtiment prononcé par la loi, quand il fit révolter les soldats qu’il commandait, s’échappa et alla offrir au sultan de Tunis de lui livrer la Sicile[1]. Selon les légendes espagnoles, c’est pour venger l’auront fait à sa fille par le roi Rodrigue que le comte Julien appelle aussi les musulmans en Espagne[2]. Les deux grandes conquêtes musulmanes dans le bassin de la Méditerranée, l’invasion de l’Espagne et celle de la Sicile, ont, selon la légende, une femme pour cause.

A mes yeux, la légende, outre la part qu’elle fait aux femmes, a encore un autre mérite : elle suit une sorte de logique instinctive. Ayant gagné la Sicile à propos des aventures d’une femme, les musulmans doivent la perdre aussi par une femme. Vers 1060, les musulmans de Sicile étaient partagés en deux factions ennemies ; il y eut une réconciliation entre les deux partis, et Ibn-Thimna, chef d’un des partis, épousa la sœur d’Ibn-Hawasci, chef de l’autre parti. Cette sœur, qui s’appelait Meimuna, était belle, mais altière, de beaucoup d’esprit et très mauvaise langue. Elle se disputait souvent avec son mari, qui ne l’aimait pas et qu’elle n’aimait pas non plus ; c’était un mariage politique. Un soir, Ibn-Thimna, étant ivre, se mit à quereller sa femme et à lui dire de grosses injures. Elle ne resta pas court et lui en répondit d’aussi grosses, ce qui irrita l’ivrogne à ce point qu’il fit lier sa femme et lui fit ouvrir les veines des bras. Heureusement un des fils d’Ibn-Thimna accourut, appela les médecins et fit arrêter le sang. Le lendemain, Ibn-Thimna, rentré en lui-même, vint trouver sa femme, lui demanda pardon, s’excusa sur l’ivresse, et Meimuna fit semblant de lui pardonner. Quelque temps après, elle demanda à son mari la permission d’aller voir son frère ; il le lui permit, soit qu’il s’inquiétât peu de ce qu’elle pourrait faire, soit qu’il cherchât à avoir une querelle avec ibn-Hawasci. Une fois chez son frère, Meimuna lui conta ce qui s’était passé, et le frère jura qu’il ne la rendrait plus à ce maître féroce. Ibn-Thimna redemanda sa femme ; les deux chefs prirent les armes et en vinrent aux mains. Ibn-Thimna fut battu, et pour se venger il appela les Normands, déjà établis dans l’Italie méridionale. Ceux-ci vinrent en Sicile, n’en sortirent plus, et chassèrent les musulmans des deux partis. Voilà ce que

  1. Storia dei Musulmani di Sicilia, par M. Amari, t. Ier, p. 214-244.
  2. Victoire des Arabes en Espagne, 711 ; — invasion de la Sicile par les musulmans, 826.