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le comte Struensée ! Au milieu de ces notes tracées négligemment, quels traits de lumière subits ! On s’est beaucoup occupé, depuis bientôt un siècle, du sombre et mystérieux drame de 1772 ; tout récemment encore, M. de Jenssen-Tusch a raconté d’après de nouveaux documens la conspiration contre la reine Caroline-Mathilde et les comtes Struensée et Brandt[1]. Il s’en faut bien cependant que la vérité soit connue tout entière et que le caractère de Struensée ait été l’objet d’une étude impartiale. La catastrophe du médecin devenu législateur, la douloureuse destinée de Caroline-Mathilde, les fureurs de la reine-mère, l’imbécillité du roi, tout cela prêtait si bien aux explications romanesques et aux déclamations libérales ! Si quelque document doit fournir sur ce point l’occasion d’une analyse pénétrante et définitive comme les aime, l’histoire de nos jours, c’est ce témoignage du landgrave Charles. Non pas que le beau-frère de Christian VII ait cru devoir exposer en détail toutes les péripéties du drame. On voit qu’il pense là-dessus comme Voltaire écrivant à Mme Du Deffant : « Toute cette aventure est bien horrible et bien honteuse. » Il n’en parle donc qu’avec répugnance, comme s’il craignait d’évoquer des images de honte et d’horreur. Quelle que soit pourtant sa discrétion, nous devinons sans peine où sont les acteurs qu’il condamne. Le roi se couvre d’ignominie ; la reine, abandonnée à elle-même, est tout à fait sous la dépendance de ce brillant don Juan, appelé Struensée. « J’avoue, dit le landgrave, que mon cœur était brisé de voir cette princesse, douée de tant d’esprit et d’agrémens, et dont jusque-là le cœur avait été excellent, tomber à ce point et en de si mauvaises mains[2]. » De la part d’un homme aussi sérieusement honnête, aussi candidement libéral que le landgrave de Hesse, ce sont là des indications d’une singulière portée ; l’histoire ne peut se dispenser de les recueillir. Les écrivains allemands font volontiers de Struensée une sorte de Joseph II, un réformateur trop pressé, un disciple de Voltaire et de Rousseau appliquant les principes du XVIIIe siècle à une société qui n’est pas encore mûre pour les recevoir. Des documens trop peu étudiés jusqu’ici, les paroles mêmes de Struensée dans la prison de Copenhague, ses entretiens avec le théologien protestant qui le ramena du matérialisme aux sentimens chrétiens[3], ses aveux, ses confessions, nous présentent sous un jour

  1. Die Verschwörung gegen die Königin Caroline-Mathilde von Danemark, geb. Prinzessin von Grossbritannien und Irland, uni die Grafen Struensee und Brandt, von G. F. von Jenssen-Tusch. 1 vol., Leipzig 1864.
  2. Mémoires de mon temps, p. 53.
  3. C’était le docteur Balthazar Munter. Sa fille, Mme Frédérique Brun, est une des figures les plus intéressantes de la société de Coppet. Il est souvent question d’elle dans les lettres de Sismondi, et Mme de Staël lui a consacré des paroles très flatteuses dans une note de Corinne. On a de Mme Frédérique Brun une correspondance en allemand avec Bonstetten qui est capitale pour l’histoire intime de ce groupe illustre. Singulier hasard qui vient relier l’horrible aventure de Struensée aux brillantes journées du château de Coppet !