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tout nouveau le rôle de l’aventurier, et, pour peu qu’on y regarde de près, on s’aperçoit bien vite que ces réformes si fastueusement proclamées étaient chose fort secondaire à ses yeux. Il y voyait un moyen, non pas un but. Struensée n’est pas de la race des Joseph II, des Pombal, des Malesherbes, des Turgot, de ceux qui ont appliqué ou essayé d’appliquer au gouvernement des nations les principes du XVIIIe siècle ; Struensée ne songe qu’à lui-même. Ce n’est pas un réformateur pénétré de l’importance de son œuvre, c’est un don Juan qui veut jouir de la vie et qui ne se sert des généreuses idées de son temps que pour assurer sa jouissance. Ce jugement, qui se dégageait peu à peu chez les esprits attentifs, est confirmé aujourd’hui par les Mémoires du landgrave de Hesse. Le silence même du landgrave en dit autant que ses paroles. Animé des meilleures pensées de son époque, ami de toute réforme vraiment humaine, aurait-il passé négligemment sur les innovations de Struensée, s’il avait pu les prendre au sérieux ? Remarquez d’ailleurs la discrétion et l’impartialité du landgrave. Point de véhémence, point de termes de mépris. Il assiste en spectateur attristé aux désordres de la cour et de l’état ; nulle passion personnelle ne lui inspire de paroles injustes. Tout en condamnant Struensée, tout en plaignant la reine Caroline-Mathilde d’être tombée en des mains si mauvaises, il signale la honteuse folie du roi, première cause de tant d’ignominies :


« Le malheureux état du roi se découvrait journellement de plus en plus. On avait naturellement tout l’intérêt imaginable à le cacher. Est-ce que Struensée avait donné au roi quelque chose qui l’occasionna, ou est-ce que cela vint des débauches continuelles du roi ? C’est ce que je ne déciderai point ; peut-être lui donna-t-on des choses fortifiantes pour restaurer sa faiblesse, et qui fissent l’effet de lier les facultés de son esprit sans les lui ôter tout à fait. Si je me permettais de parler métaphysique, j’attribuerais à un autre esprit entré en lui les effets très singuliers de son état. Avant qu’il y tombât, j’observais très fréquemment deux manières de penser en lui si différentes et qui se succédaient si rapidement, l’une douce et amène, l’autre dans l’instant même comme d’un furibond, faisant un visage horrible et grinçant des dents ; mais de celui-là il ne repassait point aisément au premier, et j’étais souvent obligé de m’enfuir. »


Le landgrave aurait pu s’exprimer d’une façon plus correcte ; quant à la folie du roi, on n’en saurait donner une plus fidèle image. Il y avait deux âmes chez ce malheureux Christian VII, une