Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 60.djvu/801

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

lorsque j’entrai pour le dîner : « J’ai l’honneur de loger dans l’étable à cochons de son altesse le prince de Lichtenstein. »

« Il ordonna de faire vite un petit repas et me dit : « Vous resterez avec moi. » Nous étions seuls. Il entra alors en matière politique et voulut me mettre au fait de sa politique avec la maison d’Autriche. Il n’aimait point du tout Marie-Thérèse. Il disait : « Dès le commencement de mon règne, j’ai observé cette b… de près, car toute ma politique l’avait pour objet[1]. » Il raconta plusieurs anecdotes à cette occasion, mais principalement celle du partage de la Pologne, qu’il me contait en ces termes : — « Benoit (envoyé de Prusse en Pologne) avait découvert en Pologne d’anciennes prétentions qu’il voulait que je fisse valoir. Je les fis rechercher, et, ne les trouvant pas sans fondement, je bâtis mon plan là-dessus : l’impératrice de Russie l’accepta d’abord, mais Marie-Thérèse était beaucoup trop consciencieuse pour y entrer. J’envoyai alors Edelheim à Vienne pour gagner le confesseur, qui persuada à Marie-Thérèse qu’elle était obligée pour le bien de son âme de prendre la portion qui lui était assignée. Alors elle se mit à pleurer terriblement. En attendant, les troupes des trois co-partageurs entraient en Pologne et s’emparèrent de leurs portions, — elle, toujours en pleurant ; mais tout à coup nous apprîmes, à notre grande surprise, qu’elle avait pris beaucoup plus que la part qu’on lui avait assignée, — car elle pleurait et prenait toujours, — et nous eûmes beaucoup de peine à obtenir qu’elle se contentât de sa part du gâteau. Voilà comme elle est ! »


Il y a deux choses fort importantes dans ce récit de Frédéric, premièrement l’aveu de son initiative, en second lieu la révélation du rôle que joua Marie-Thérèse. À en croire les Mémoires de Frédéric le Grand, il n’aurait fait que suivre les deux impératrices et se conformer bon gré, mal gré, à leur politique. L’Autriche et la Russie, Marie-Thérèse et Catherine II, avaient décidé le partage de la Pologne ; il fallait bien, ce sont ses termes, entretenir la balance des pouvoirs entre de si proches voisins. L’auteur du projet de partage, selon Frédéric historien, c’était Marie-Thérèse ; Catherine II s’était jointe à elle, et le roi de Prusse avait dû suivre son exemple. Il est vrai que la postérité n’a pas été toujours dupe de ces affirmations. Vainement Jean de Müller, vainement M. Preuss ont-ils admis sur ce point les indications intéressées que Frédéric avait données à Voltaire, à d’Alembert, à Rulhières, un écrivain de nos jours, aussi spirituel que savant, un diplomate accoutumé à voir clair dans les imbroglios de la politique, M. Alexis de Saint-Priest, a débrouillé ici même ce procès ténébreux et restitué à chacun des acteurs le rôle qui lui appartient[2]. M. de Saint-Priest faisait valoir

  1. Frédéric parle un autre langage, un langage plus digne de lui, quand il écrit à d’Alembert, à propos de la mort de Marie-Thérèse : « Je regrette la mort de l’impératrice-reine ; elle a fait honneur au trône et à son sexe. »
  2. Voyez, dans la Revue des 1er et 15 octobre 1849, le Partage de la Pologne, par M. le comte Alexis de Saint-Priest.