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quatorze personnes. Le roi s’asseyait au coin, et j’étais à sa gauche, au même coin. Le prince de Prusse, Hatzfeld, les généraux, les ministres, étaient à la table. On plaça une chaise à côté du roi pour sa chienne favorite. Tous ces chiens, — il y en avait cinq ou six, — vinrent à ma rencontre avec beaucoup de caresses ; au contraire l’abbé Bastiany, chanoine de Breslau, homme de beaucoup d’esprit et que le roi aimait beaucoup, ne pouvait jamais entrer dans la chambre du roi sans que tous ces chiens se rangeassent devant lui et commençassent à aboyer et à hurler, ce qui amusait beaucoup le roi, qui disait alors : « Mes chiens ne peuvent pas souffrir les catholiques ; » La table était servie au mieux sur la plus belle porcelaine de Berlin. Je dînai ensuite tous les jours chez le roi. Le ministre Herzberg, le général Tauenzien, Bastiany et moi., nous étions les convives ordinaires. J’eus un jour une conversation assez animée avec le roi au sujet de la religion. Il ne pouvait voir un crucifix sans blasphémer, et quand il en parlait à table, ainsi que de la religion chrétienne, je ne pouvais me mêler de la conversation, mais je baissais les yeux et me taisais entièrement. Le roi le remarquait très bien. Enfin il se tourna avec vivacité vers moi et me dit : « Dites-moi, mon cher prince, croyez-vous à ces choses-là ? » Je lui répondis avec un ton très ferme : « Sire, je ne suis pas plus sûr d’avoir l’honneur de vous voir que je suis sûr que Jésus-Christ a existé et est mort pour nous comme notre sauveur sur la croix. » Le roi resta un moment enseveli dans ses pensées, et, me prenant tout à coup le bras droit, me le serra fortement et me dit : « Eh bien ! mon cher prince, vous êtes le premier homme d’esprit que j’aie trouvé y croyant ! » Je lui répondis en peu de mots pour lui réitérer la certitude de ma foi. Lorsque je passai l’après-dînée par la chambre attenante, j’y trouvai seul le général Tauenzien, l’homme le plus grand et puissant que j’aie presque connu. Il me mit les deux mains sur les épaules et me couvrit d’un torrent de larmes en me disant : Nun, Gottlob, hab’ ich doch erlebt dass ein ehlicher Mann Christum bekannt hat vor dem König[1] ! » Ce bon vieillard me combla de caresses. Je ne puis me retracer cet heureux moment de ma vie sans la plus grande reconnaissance à Dieu de m’avoir fourni l’occasion de professer devant le roi ma foi en lui et en son fils.

«….. Après avoir passé une quinzaine à Breslau, je demandai au roi la permission de retourner à mes pénates et de revenir au printemps. Le jour où je pris congé de lui après le dîner, il laissa tous les autres convives dans la chambre à dîner et me mena dans l’attenante, auprès de la cheminée, où il me dit : « Vous voulez donc me quitter, mon cher prince ? J’en suis bien fâché ; mais revenez bientôt. » Je lui demandai ses ordres pour Brunswick. « Mais votre chemin, dit le roi, ne passe pas par là. — Non, sire, mais madame votre auguste sœur ayant bien voulu me recommander à votre majesté, je lui dois de lui porter des nouvelles de votre santé, à laquelle elle s’intéresse au-delà de toute chose en ce monde. » Il eut les larmes aux yeux et me dit : « C’est bien bon de votre part, je vous remercie. » Il m’embrassa alors à plusieurs reprises. « Revenez bientôt

  1. « Enfin ! Dieu soit loué ! j’ai donc assez vécu pour voir un homme de cœur confesser le Christ devant le roi ! »