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le culte des saints, la procession des chasubles d’or, les ostensoirs luisant au fond de l’autel dans un soleil de diamant, le flamboiement des cierges. Toute cette splendeur s’est évanouie depuis la réformation, et l’église semble aujourd’hui faire pénitence de son ancienne idolâtrie. Tel est en effet le nom que donnent les Anglais aux pompes du culte romain. À une liturgie qui étouffait la pensée sous le poids des signes extérieurs, qu’ont-ils voulu substituer ? Une religion qui parle à l’âme.

Le chœur[1] étant l’unique partie consacrée au culte, le reste de la cathédrale forme une sorte de musée chrétien dont l’entrée est interdite au public durant la célébration des services. Et pourtant que de trésors pour l’antiquaire dans ces anciennes chapelles abandonnées ! Des galeries pavées de tombeaux, des mausolées couverts d’armoiries, un peuple de statues couchées, des cottes de mailles rouillées, des drapeaux percés, déchirés, troués, — toiles d’araignées de la gloire ! Dans la vieille chapelle de la Sainte-Trinité figure une chaire patriarcale formée de trois panneaux de marbre gris, et qui, d’après la tradition, servait de siège aux anciens rois saxons : c’est sur cette chaire de pierre que l’on place encore aujourd’hui les archevêques de Canterbury le jour de leur intronisation. Les touristes ne manquent guère de s’y asseoir en visitant l’église, et les Anglaises donnent bravement l’exemple, tout en se plaignant de la dureté de ce fauteuil taillé dans le roc. Un souvenir remplit toute la cathédrale de Canterbury, et c’est le seul auquel je m’attacherai. On peut encore suivre le chemin que parcourut Thomas Becket en se rendant par les cloîtres dans l’intérieur de l’église le jour où il avait été menacé par Regnault, fils d’Ours, et par ses compagnons d’armes. Voici la pierre, — une ancienne marche d’autel, — sur laquelle il tomba. Non loin de la porte qui conduit des cloîtres à cette chapelle de Saint-Benoît est la salle du chapitre où Henri II vint faire pénitence deux années après le meurtre, pieds nus, cou-

  1. Sous ce même chœur s’étend une crypte qui forme la partie la plus ancienne de l’église, et dont on rapporte l’origine à l’archevêque Lanfranc (1070 à 1077). Là, au milieu de massifs piliers bas, sous des voûtes obscures, écrasées et frappées au cachet d’une vénérable antiquité, se célèbre un autre genre de service religieux. Je fus tout surpris d’y retrouver la France. Des réfugiés calvinistes chassés des Pays-Bas par les cruautés du duc d’Albe et plus tard des huguenots français à la suite de la révocation de l’édit de Nantes vinrent s’établir à Canterbury. Élisabeth leur accorda cette portion de la cathédrale pour y exercer librement leur culte. La plupart de ces protestans français étaient des fileurs de soie ; ils fondèrent dans la ville des manufactures qui n’existent plus, mais qui ont beaucoup contribué durant un temps à enrichir d’une branche nouvelle l’industrie de nos voisins. Leurs descendans ont oublié la langue de la mère-patrie ; mais ils se réunissent encore pour pratiquer leurs rites religieux dans ces froides catacombes qui leur rappellent sans doute les mauvais jours de la persécution.