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dans la montagne ; les Touaregs, eux, ont un alphabet écrit spécial, et ce sont les femmes, oui, les femmes, — dont l’instruction, semble former au Soudan le précieux apanage, — qui ont à travers les siècles conservé comme un dépôt sacré cette écriture ; si bien que, sans le secours même de l’imprimerie, les lettres ont pu ne pas s’altérer, et ressemblent aujourd’hui encore à celles de la pierre de Thougga, contemporaine de l’époque carthaginoise. Il y a six ans à peine, une pierre importante était découverte en Kabylie au village d’Abizar, près des ruines de l’ancienne colonie de Rusubezer ; elle portait un bas-relief et une inscription : le bas-relief représentait un cavalier nu sur son cheval, un bouclier à la main ; le modèle en était grossier, mais d’une disposition générale identique à celle d’autres bas-reliefs portant des inscriptions latines, datés de l’époque romaine et recueillis également dans la Grande-Kabylie. L’épigraphe était gravée en caractères qui parurent inconnus ; — ils le seraient encore, si l’on n’avait obtenu un alphabet complet des Touaregs, grâce auquel on a pu les étudier, les déchiffrer et retrouver dans ce langage du vieux temps l’idiome kabyle[1]. Tels que M. Duveyrier nous montre les Touaregs, ce n’est pas la langue seulement qui les rapproche de nos Kabyles. Dans le Soudan tout comme dans le Djurdjura, la loi civile est l’ada ou la coutume transmise traditionnellement d’âge en âge. Les Touaregs aussi n’infligent, au nom de la société, ni la prison ni la peine de mort ; ils laissent, en cas de meurtre, aux parens de la victime le droit de représailles. Eux aussi, ils sont une race forte et robuste, intelligente et industrieuse, active et résolue ; ils détestent le mensonge, ils aiment la guerre par point d’honneur, et l’éloquence dans les assemblées, et les grands repas de viande aux jours de fête. Eux non plus, ils ne sont ni chauds musulmans ni portés à la polygamie, et la croix que nous avons si souvent vue tatouée sur le visage des femmes djurdjuriennes, les Touaregs l’ont au front, au pommeau de leurs selles, à la poignée de leurs sabres, jusque dans leur alphabet. Pour que deux populations divisées par d’aussi grands espaces aient même langage et mêmes mœurs, il faut qu’elles soient sœurs d’origine. Et en effet, si des dénominations anciennes survivent chez les tribus du Djurdjura, de même les Touaregs empruntent leur vrai nom à l’antiquité. L’appellation de Touaregs leur a été donnée par les Arabes ; le nom national, le seul que les Touaregs soient fiers de s’appliquer est celui de peuple amazig, véritable héritier du fameux peuple mazique qu’Hérodote connaissait déjà, et que n’omet

  1. C’est à un zélé et heureux chercheur, le lieutenant Aucapitaine, qu’on doit la belle pierre d’Abizar ; bas-relief et inscription y représentent une sorte d’ex-voto. M. le colonel Hanoteau a ainsi traduit l’inscription : « A loukar ; Annouren rend hommage à son maître. »