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une réputation fatale ; les fonctionnaires civils à qui le régime impérial confia le prélèvement de l’impôt sur les céréales africaines ne renoncèrent pas à ces honteux erremens. Au lieu de se combattre, employés du fisc et publicains se mirent d’accord pour le pillage et l’usure. Quand l’histoire a cité Galba et le vieux Gordien comme de probes et bons proconsuls d’Afrique, elle a tout dit ; mais les Salluste, les Marius Priscus, les Romanus y sont nombreux. « Il faudrait pourtant, crie Juvénal, il faudrait épargner ces Africains qui nourrissent Rome, tandis que Rome désœuvrée court au cirque et au théâtre. Il faudrait se garder surtout d’exaspérer une nation guerrière et malheureuse. Nous avons beau lui prendre tout ce qu’elle a d’or et d’argent, nous lui laissons bien un bouclier, un glaive, un javelot, un casque ; il reste des armes aux peuples dépouillés ! » Mais l’autorité sans contrôle que recevaient les lieutenans de l’empereur sur la personne et les biens des provinciaux rendait la tentation d’abuser bien grande, et les moyens trop faciles. Ils venaient à titre d’administrateurs, de généraux, de juges, presque de législateurs, tout ensemble ; ils venaient surtout décidés, pour la plupart, à refaire une fortune dissipée. Quelles charges ces exactions systématiques ne devaient-elles pas ajouter au fardeau des contribuables ? Dans cette Afrique qui alimentait ses maîtres, la misère des pères de famille n’en arriva-t-elle pas au point qu’ils vendaient leurs enfans pour s’acheter de quoi vivre ! Il a fallu qu’une loi de Constantin, datée de l’an 322, vînt interdire ces ventes contre nature et protéger les enfans des familles trop pauvres en ordonnant de les nourrir aux frais de l’état.

Et pourtant les peines prévues ne manquaient pas contre les concussionnaires. Depuis César jusqu’aux derniers temps de l’empire, la sévère loi Julia ne fut jamais abrogée ; mais que valent les lois inappliquées ? Il serait plus moral de n’en pas avoir. L’argent volé, habilement répandu, assurait à Rome l’impunité des coupables, et leurs juges mêmes devenaient complices de leurs déprédations[1]. « Nos provinces gémissent, — s’écriait Cicéron dans sa troisième Verrine, — les peuples libres se plaignent, les rois s’indignent contre notre avidité et notre injustice. Jusqu’aux rives lointaines de l’Océan, il n’y a pas un lieu si obscur, si caché qu’il soit, où n’aient pénétré les déréglemens et l’iniquité de nos concitoyens. Ce n’est plus la force, ce ne sont plus les armes ni les guerres des nations qui pèsent aujourd’hui sur nous, c’est leur deuil, ce sont leurs larmes, leurs gémissemens. Qu’on dise encore que Verres a fait

  1. « Pauvre provincial, vends jusqu’à tes effets, mais ne sois pas assez fou pour venir à Rome réclamer justice ; tu perdrais encore les frais du voyage ! » (Juvénal, sat. VIII).