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la grande propriété peut-on prétendre coloniser ? Où séjournaient ces grands propriétaires et leurs familles ? Dans les villes. Les cultivateurs, qui étaient-ils ? Des esclaves ou des indigènes soumis. Seuls, les cantons militaires frontières furent livrés à la colonisation des petits propriétaires dans la personne de ces soldats limitanei dont nous avons déjà dit les devons et les droits ; encore ces soldats résidaient-ils là sans famille ; ils n’y étaient pas établis pour faire souche, s’attacher au sol et le peupler : c’étaient les sentinelles d’une domination inquiète, non les pionniers d’une colonisation libre et sérieuse. En un mot, Rome, avant tout guerrière et despote, s’est occupée de profiter de l’Afrique et non de lui profiter ; elle a suivi sa voie sans se soucier des indigènes. Aussi, au jour du danger, se trouva-t-elle sans eux en face des Vandales, et quand elle vit dans Genséric un ennemi implacable, les Africains y virent à bon droit un libérateur.

Tels qu’Ammien les a dépeints et que nous les retrouvons dans nos populations djurdjuriennes, les barbares du Mons-Ferratus n’étaient pas faits pour accepter de bonne grâce une domination égoïste et une civilisation asservissante. Au milieu de tous les peuples qui couvraient le monde courbés sous le joug du peuple-roi, et qui, suivant la vigoureuse expression de Plutarque, ne savaient plus jamais dire non, les Kabyles d’alors n’avaient pas désappris ce mot ; ils ne devaient un jour supporter volontiers un maître que s’il savait à la fois les vaincre, favoriser leurs tendances et comprendre leurs intérêts. La France a eu besoin de vingt-sept ans (de 1830 à 1857) pour donner à l’Algérie ses frontières actuelles et clore l’œuvre de la conquête par la soumission du Djurdjura. C’était marcher lentement au gré de quelques-uns : ceux-là ont-ils songé que près de deux cents ans s’écoulèrent entre la destruction de Carthage et la réduction de la Mauritanie en province romaine, que les traces laissées par Rome dans l’Algérie ancienne sont l’œuvre de quatre siècles, et qu’au bout de ces quatre siècles il restait encore dans le Tell mauritanien des populations que son joug n’avait pu atteindre ? Rome ne trouva pourtant pas devant elle en Afrique cet obstacle de la religion qui s’est dressé devant la France. Au lieu d’imposer aux vaincus ses propres dieux, elle savait accepter les divinités étrangères, leur ouvrir son Capitole, leur donner, comme dit Montesquieu, « droit de bourgeoisie » dans la grande ville, et jusqu’au IVe siècle, époque où les idées donatistes vinrent mêler une cause religieuse à la révolte de Firmus, on peut dire qu’aux yeux des indigènes les Romains passaient pour des coreligionnaires. Rome, avec ses légions semées sur tous les continens, ne fut pas non plus astreinte à affaiblir de temps à autre ses forces militaires