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où le célèbre Warren a péri. Je ne vous parle que pour mémoire des canons de l’arsenal, des monitors, des batteries flottantes, des blockade-runners en acier pris aux confédérés, et des gros vaisseaux de ligne abandonnés qu’on laisse périr sur les chantiers comme inutiles. Les navires nouveaux qui les remplacent ont des formes tout à fait singulières et très disgracieuses, les uns dépassant à peine de quelques pouces le niveau de flottaison, les autres longs et effilés, presque sans mâture, renflés au milieu et aplatis sous l’eau. Autant les anciens vaisseaux étaient pittoresques, spacieux et agréables, autant ces casemates blindées sont hideuses et semblables à des prisons. Ce qui est remarquable à l’arsenal, c’est l’ouvrier lui-même. Quand on voit passer ces trois cents hommes qui retournent au travail après leur dîner, tous graves et bien vêtus, quelques-uns tout à fait bourgeois, on ne peut se figurer que ce soient là des manœuvres. L’ouvrier de nos villes, dont nous vantons l’intelligence et l’éducation tout en déplorant ses vices, n’est qu’un pauvre diable auprès de ces messieurs. Ce que nous appelons le peuple, c’est-à-dire une classe ignorante et sans avenir, n’existe pas au Massachusetts, et le secret de ce prodige, la baguette de fée qui élève tout le peuple au rang des classes moyennes, c’est l’éducation.

Voulez-vous vous en convaincre, venez voir les trois degrés d’écoles où la ville de Boston instruit gratuitement tous ses enfans, les conduisant de l’instruction élémentaire, s’ils veulent la poursuivre, à l’étude de l’histoire, de la littérature, des langues mortes et vivantes, — latin, français, espagnol, — des sciences mathématiques, physiques, chimiques, naturelles, — les menant en vérité aussi loin qu’il leur plaît d’aller, jusqu’au grec et jusqu’à l’astronomie. Venez voir ces grandes bibliothèques ouvertes à tous venans, fondations pour la plupart individuelles, où tout habitant a le droit d’emprunter des livres sur la seule garantie de sa signature, et dont la principale fait circuler deux cent mille volumes par an dans la seule ville de Boston. Vous croyez peut-être que cette libre circulation des livres donne lieu à des soustractions continuelles ? Eh bien ! les bibliothécaires me disent qu’il arrive très rarement qu’un livre ne soit pas rendu. Rien de plus décent d’ailleurs et de mieux fait pour inspirer confiance que la physionomie des lecteurs. Je les regardais passer presque avec respect, tant il était nouveau pour moi de voir des hommes du commun lire et étudier non-seulement les romans de Wilkie Collins ou d’Alexandre Dumas, mais de gros bouquins qui auraient effrayé ma patience. Le même esprit studieux, sage, honnête, s’observe dans les écoles où M. Phillips me conduisit ce matin. Je n’y ai pas aperçu la moindre trace