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d’émigrans et d’agioteurs qui s’intitule orgueilleusement la métropole. Ici est le véritable centre de la civilisation américaine : c’est d’ici que l’intelligence rayonne et se répand sur ce peuple inachevé. Je comprends que les Bostoniens tiennent à honneur le nom de Yankees, et je suis très sincère quand je leur dis que je divise l’Amérique en couches dont l’intelligence et la moralité décroissent en raison inverse de la distance où elles sont de la Nouvelle-Angleterre. Un regard plus long et plus attentif sur leur société ne modifie en rien la première impression qu’elle m’a faite. Ce petit coin du globe est un modèle pour le monde entier, et si les mœurs, les institutions, les lumières du Massachusetts doivent, avec le temps, pénétrer jusqu’aux couches récentes de la formation humaine du Nouveau-Monde, il faut bien augurer et de la démocratie et de l’Amérique.

Il y a deux choses qui manquent en général aux institutions américaines, parce qu’elles sont ennemies du pouvoir populaire : la stabilité et l’autorité. Le suffrage populaire, avec ses hasards et ses caprices, est l’unique puissance devant laquelle toutes les autres sont abaissées. La loi même qu’il a faite plié à son gré, et si dans certaines grandes manifestations nationales il montre une discipline vraiment imposante, c’est qu’il s’organise lui-même et renonce pour un temps à l’anarchie, qui est sa loi ; mais il faut que ses masses pesantes soient soulevées par quelque grand sentiment patriotique. Dans le détail des affaires et dans le gouvernement de tous les jours, il revient au désordre, qui est sa condition naturelle. On peut attendre de lui ces mouvemens irrésistibles qui impriment une direction générale à la politique du pays ; il n’en faut attendre aucun ordre pratique, à moins que d’anciennes traditions et une longue habitude n’aient mis dans les lois un principe salutaire d’autorité.

Voilà la supériorité, de la Nouvelle-Angleterre. Les générations s’y transmettent l’une à l’autre un héritage de principes respectés qui ont pris corps et pouvoir dans les lois. Le droit public, si vague et si indécis dans les sociétés mouvantes et mal jointes de l’ouest, est fixé ici par deux siècles de traditions. Le gouvernement, tour à tour si hardi et si faible, toujours si mal réglé dans ces républiques improvisées, où sa dépendance absolue du vote populaire est son unique frein, a ici ses attributions établies et ses limites certaines. Il règne dans son plan général une unité qu’aucune fantaisie locale n’ose braver ni rompre. Les pratiques administratives y sont régulières et irréprochables. Dans chaque township, les aldermen dressent et publient leurs budgets imprimés ; les comptes-rendus des séances des corps municipaux sont exacts, détaillés, soigneusement tenus. La ville de Boston imprime autant de papier qu’un ministère. Les registres de l’état civil, ailleurs si négligés, sont ici tenus en double, comme en France, et chaque ministre ou chaque magistrat