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des races s’épand à travers les plaines fécondes de l’ouest sur d’immenses étendues qu’un jour civilise, les colons de la Nouvelle-Angleterre ont eu à lutter longtemps contre un sol aride, et le long effort de cet établissement laborieux n’a pas été inutile à la solidité de leur œuvre. Leurs descendans, au milieu du peuple nouveau qui les inonde, conservent encore la double suprématie de l’intelligence et de la richesse. L’ouest n’est pas pour eux un rival ; c’est un chantier dont ils exploitent les produits en même temps qu’un débouché facile au trop-plein de leur peuple. Les Allemands, les Irlandais, y modifient sans doute profondément le caractère de la société ; le gros cependant des populations de l’ouest, ou du moins la race qui domine dans cette mêlée confuse, appartient encore à la Nouvelle-Angleterre par son origine et par ses idées. Cette province est comme une pépinière dont les rejetons peuplent l’Amérique.

À vrai dire, les états de l’ouest n’en sont que les colonies : c’est la Nouvelle-Angleterre qui les a fondés. Eux-mêmes à leur tour font sa richesse ; ce large écoulement toujours ouvert aux générations nouvelles est la raison principale de sa merveilleuse prospérité. Il empêche cette division des fortunes qui est chez nous une cause d’appauvrissement. Les terres ne se morcellent pas en autant de parts qu’il y a d’héritiers : il est d’usage de les laisser toutes à l’aîné. Les cadets vont, comme en Angleterre, chercher fortune aux contrées lointaines, le plus souvent planter leur tente dans les forêts du Nebraska ou les prairies du Kansas. Au lieu de s’encombrer, comme en Europe, jusqu’au jour où l’espace manque et où le trop-plein déborde, ils vont en avant, laissant le fruit de leur travail à ceux qui demeurent et ne permettant jamais aux ressources d’être devancées par les besoins. Ces hardis aventuriers deviennent bientôt des hommes de l’ouest : une fois sortis du pays natal, une fois en dehors du réseau de coutumes et de souvenirs qui les y environne, ils perdent l’esprit d’ordre et de légalité qui semble s’attacher au sol ancien. Le jour doit venir assurément où les peuples de l’ouest, établis plus à demeure sur leur terre enfin conquise, perfectionneront ce qu’il y a d’incomplet dans leur civilisation morale et d’improvisé dans leurs institutions politiques. En attendant, et pour longtemps encore, le nord-est conservera sur eux l’ascendant de sa supériorité. Dans ce grand corps agité de la civilisation américaine, les états de l’ouest sont comme les bras robustes qui le nourrissent de leur travail ; New-York ressemble à l’estomac qui rejette ou digère les alimens des deux mondes. Quant à la Nouvelle-Angleterre, elle est la tête, le siège de l’intelligence et de la pensée.


ERNEST DUVERGIER DE HAURANNE.