étaient celles des paysans. Même plusieurs sont médiocrement religieux ; quand il explique pourquoi dans les tableaux saint Joseph a l’air mélancolique, on le prendrait pour un contemporain de Pulci. C’est l’esprit laïque qu’on découvre en lui, sensé et même positif, satirique, ennemi de l’ascétisme et de l’hypocrisie. Lui qui a peint le Mariage de saint François et de la Pauvreté raille et gourmande à voix haute la superbe et la rapacité des moines. « Pour la pauvreté qui semble voulue et choisie, dit-il dans son petit poème, — on peut voir par claire expérience — qu’on l’observe ou non, selon ce qu’on a dans la poche. — Et si on l’observe, ce n’est pas pour la rendre louable, — car il ne se rencontre en elle ni discernement d’esprit, — ni connaissance, courtoisie ou vertu. — Certainement ce me semble une grande honte — que d’appeler vertu ce qui étouffe le bien, — et c’est très mal fait — de préférer une chose bestiale aux vertus, — lesquelles donnent le salut à tout sage entendement, — et qui sont telles que plus on vaut, plus on s’y délecte. » — Voilà la vertu laïque, la dignité morale, la culture supérieure de l’esprit ouvertement préférées au rigorisme monacal et aux mortifications chrétiennes. En effet, Giotto est déjà un penseur parmi d’autres penseurs, près de Guido Cavalcanti et de son père, qu’on disait épicuriens et armés de raisonnemens contre l’existence de Dieu, près de Cecco d’Ascoli et de plusieurs autres. « Giotto, disaient ses amis, est un grand maître dans l’art de peindre : il est plus encore, il est maître des sept arts libéraux. » Aussi bien on n’a qu’à regarder les figures de son campanile pour voir qu’il est tout imbu de philosophie, qu’il s’est fait une idée de la civilisation universelle et humaine, qu’à ses yeux le christianisme n’y entre que pour une part, que la Chaldée, la Grèce et Rome en revendiquent la moitié, que les inventeurs des arts utiles et beaux y tiennent le premier rang, qu’il conçoit la vie, le bonheur et le progrès de l’homme à la façon des larges et libres esprits de la renaissance et de l’âge moderne, qu’à son gré l’ample et complète expansion des facultés naturelles est le but auquel il faut subordonner le reste. Comme il a pensé, il agit. « Il fut très studieux, dit Vasari, et allait toujours réfléchissant à des choses nouvelles et s’inquiétant de la nature, en sorte qu’il mérita d’être appelé disciple de la nature et non d’autrui… Il peignit divers paysages pleins d’arbres et de rochers, ce qui fut chose nouvelle en son temps. » Il a fait bien davantage, et, quoique ses principales œuvres soient à Padoue et à Assise, on peut mesurer ici, par les petits tableaux des Uffizi, de l’Académie, de Santa-Croce, la grandeur de la révolution qu’il accomplit dans son art. Il semble qu’il ait tout découvert, l’idéal et la nature, la noblesse des figures et la vive expression des sentimens. Dans sa Nativité à l’Académie, le geste du pâtre
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