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agenouillé qui, pénétré d’un respect tendre, n’ose approcher davantage est pris sur le vif. Jésus devant saint Thomas incrédule lève le bras de l’air le plus affectueux et le plus triste. Dans la Cène, Judas, qui s’en va penaud, est un mauvais drôle rabougri, un Juif avare. Et d’autre part, entre ses mains, les têtes, les attitudes, les draperies s’épurent, s’ordonnent, s’embellissent, se rapprochent de la largeur et de la dignité antiques. Jésus disputant contre les docteurs semble un adolescent grec. Dans la Visitation, la Vierge a une beauté, une pureté, un recueillement que Raphaël exprimera mieux, mais ne sentira pas davantage. Une figure de roi mage, par la douceur de son regard et de ses contours, est presque un visage de femme. On en citerait vingt autres ; c’est un monde qu’il révèle à ses contemporains, le monde réel et le monde supérieur, et l’on comprend leur étonnement, leur admiration, leur plaisir. Pour la première fois, ils apercevaient ce qu’est l’homme et ce qu’il doit être. Ils n’étaient point choqués comme nous le sommes par les imperfections ou les impuissances que le contraste d’œuvres plus complètes nous signale et ne leur avait point signalées. Ils ne remarquaient point l’insuffisance de l’anatomie, des bras et des jambes raides, les attitudes violentes mal exprimées, les apôtres maladroitement renversés dans la Transfiguration, les nuques rentassées des Docteurs dans le temple, le manque de relief et cet inachèvement de la vie qui présente aux yeux non un corps, mais l’indication d’un corps. On ne sent les défauts de l’imagerie qu’au contact de la peinture, et Raphaël au temps de Giotto n’eût été, comme Giotto, qu’un imagier…

En somme, quand on entre dans l’esprit des contemporains, ce qu’on y découvre, c’est le désir de voir représentés non des êtres, mais des idées[1]. Le mysticisme du cloître et la philosophie des écoles ont peuplé leurs têtes de formules abstraites et de sentimens exaltés : qu’on leur indique la vérité sacrée et sublime, cela leur suffit ; la forme physique ne les intéresse qu’à demi, ils ne la poursuivent pas curieusement et passionnément pour elle-même ; ils ne lui demandent qu’un symbole et une suggestion. Peu leur importe qu’un poignet soit cassé et qu’une nuque soit mal emmanchée ; ils sont contemporains de Dante et contemplent à genoux ce couronnement de la Vierge noir comme une silhouette sur le rayonnement mystique des auréoles et des fonds d’or ; ils y sentent l’imitation d’une vision céleste et la figure sensible d’un de ces rêves intenses dont le poète a rempli son paradis. Ce que, comme Dante, ils souhaitent voir, ce n’est pas une poitrine de gladiateur ou une vivante anatomie d’athlète : c’est l’église avec ses épreuves, ses

  1. Analogie de cet état d’esprit et de celui des Allemands modernes, ce qui explique l’admiration des critiques allemands pour ces peintures.