Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/307

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

déplaisaient les ouvrages mal faits de son art. » La forme anatomique s’est tellement imprimée dans leur esprit que l’être humain dans lequel ils ne la sentent pas leur paraît vide et sans substance. Une omoplate, un muscle suffit pour les transporter de plaisir. « Sache, dit plus tard Cellini, que les cinq fausses côtes forment autour du nombril, quand le torse se penche en avant ou en arrière, une foule de reliefs et de creux qui sont parmi les principales beautés du corps humain… Tu auras du plaisir à dessiner les vertèbres, car elles sont magnifiques… Tu dessineras alors l’os qui est placé entre les deux hanches, il est très beau, et s’appelle croupion ou sacrum… Le point important dans l’art du dessin est de bien faire un homme et une femme nus. » On s’en aperçoit à leurs œuvres. Dans le Saint Sébastien de Pollaiolo, l’intérêt porte non plus sur le martyr, mais sur les bourreaux. Pour l’artiste comme pour eux, il s’agit avant tout de bien larder le patient. A cet effet, six hommes penchés en avant ou cambrés en arrière, tous à deux pas du but pour ne pas le manquer, bandent ou tirent leurs arbalètes, la bouche demi-ouverte par excès d’attention, le sourcil froncé pour accompagner le coup, les jambes écartées et étayées pour assurer la main : le peintre n’a songé qu’à étaler des corps et des attitudes. De même, à San-Giminiano, son frère Piero a mis dans un Couronnement de la Vierge quatre saints amaigris et tannés dont tout le souci est de faire ressortir leurs veines, leurs tendons et leurs muscles. Pareillement encore Verocchio, dans son Baptême du Christ à l’Académie, étale un Christ vieux, sec, ridé, un saint Jean anguleux, un ange triste et boudeur, qui font contraste avec la grâce du bel adolescent à demi incliné que son jeune élève Léonard de Vinci a placé dans un coin comme le signe et l’aurore de la peinture parfaite. Non-seulement l’anatomiste, l’amateur du réel, le mouleur en plâtre du corps nu, mais encore l’orfèvre et le praticien en bronze ou en marbre, percent dans toutes ces figures. Dès qu’on les imagine coulées en métal, on les trouve belles. Les draperies, durement tortillées et cassées, seraient à leur place dans une figurine d’ornement. Le mouvement, qui est trop raide, serait assez vif, et l’attitude, qui est trop marquée, serait convenable dans une statue. Un petit Hercule de Pollaiolo aux Uffîzi, les muscles tous tendus et enflés depuis les pieds jusqu’au front pour faire craquer Antée, qu’il serre et qu’il étouffe, serait un chef-d’œuvre, s’il était en bronze. On ne remarquerait pas ses coudes et ses genoux pointus, la sécheresse de ses contours, sa couleur terne ; on ne sentirait que la vitalité de sa charpente ployée et la furieuse énergie de son effort. Dans cette enceinte étroite et sous la main de la sculpture sa maîtresse, la peinture marche encore entravée ou raidie, et une seule fois on la voit prendre son essor.