Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/334

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au grand rendez-vous de l’inconnu. Il espérait y gagner ce grain de phosphore qu’on appelle du talent. La révolution de juillet, en changeant une dynastie à vue, semblait donner une prime à l’esprit de changement. Le saint-simonisme annonçait, de concert avec le fouriérisme, un revirement de la société et mettait la propriété elle-même en question. Plus de riche, plus de pauvre ! disait-on. Il n’y avait qu’à déposséder tout le monde pour rendre tout le monde propriétaire. On faisait de la France une caserne industrielle classée par ordre de mérite, et on envoyait indistinctement l’un et l’autre sexe à la gamelle.

Proudhon trouvait, en entrant à Paris, un milieu préparé à souhait pour sa nature d’esprit ; le voilà lauréat pensionné qui regarde et qui écoute, et tout ce qu’il voit, tout ce qu’il entend ne fait que charger encore plus d’électricité cette âme orageuse de plébéien à la recherche de son numéro. Paris, ce chef-d’œuvre du contraste, offre à chaque pas, pour parler la langue du sujet, l’antinomie de la richesse et de la misère. Une pouliche de prix emporte à fond de train au bois de Boulogne une Cléopâtre de vaudeville, et en passant elle éclabousse une balayeuse de rue, la mère peut-être de cette reine de la coulisse. Et ailleurs, au pied de l’hôtel flamboyant où un millionnaire impromptu d’un coup de bourse donne une soirée dansante à tous les diamans de la Chaussée-d’Antin, le chiffonnier, ce ver luisant du pavé, ramasse sournoisement sa vie dans l’ordure.

Ce contraste entra comme un dard dans l’esprit de Proudhon. La campagne a sa misère sans doute, mais elle a aussi son églogue en action que la nature charitable jette comme un manteau de poésie sur le déshérité de la glèbe ; elle a le soleil, elle a le printemps, elle a le festival du travail en plein air, de la fenaison et de la vendange. 1 côté de la gerbe ou de la grappe, on a le droit de moins souffrir ; mais à Paris, dans cet enfer de boue, sous un plafond de brouillard, la misère brille dans tout son déguenillé, sans l’indemnité du paysage. Proudhon, fraîchement débarqué de son village, l’imagination encore pleine de la terre en fête de son adolescence, dut rugir de ce contre-sens, et jura d’en avoir le dédit. De ce jour, il a mieux que l’intuition, il a la fierté de sa destinée ; au lieu de jeter son temps au vent de feu de la jeunesse, il pratique courageusement la vertu de l’étude ; il comprend de bonne heure la science au pain sec et la puissance du talent qui n’a pas besoin de dîner. Qui contracte un appétit de trop donne un otage à la fortune : il aliène d’avance sa liberté ; il sollicitera plus tard, ou il intriguera.

Mais la vie à Paris, lorsqu’on vient y jouer le tout pour le tout et qu’on n’a pas la première mise au jeu, sait-on bien ce qu’elle promet d’humiliation à l’amour-propre ? C’est à vouloir rentrer au