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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/341

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On peut tout dire, on dit tout, le dernier mot reste à qui parle le plus fort et à qui met une surenchère à l’enchère du voisin. Proudhon avait autant et plus que personne le talent de forcer la note pour couvrir la voix de la cohue ; il fonde un journal, le Représentant du Peuple, et il catéchise la foule, non en simple mortel, mais en envoyé de Dieu, ce même Dieu que dans une apostrophe byronienne il avait mis à la retraite. « Ma destinée, dit-il, est toute de providence ; le fabricateur des mondes m’a jeté sur ce globe au jour marqué par les destinées pour annoncer aux hommes cette grande nouvelle : comummatum est ! c’en est fait de la propriété. Comme l’airain sonore et la cymbale retentissante, je n’ai pas mon libre arbitre, aucune part à ma vocation ! »

Proudhon n’est encore qu’un monde fabriqué, il sera bientôt fabricateur à son tour. En attendant son apothéose par lui-même, il rédige un journal. Il y avait dans le temps à Venise un parti que l’on appelait le parti barnabote. Le barnabote n’était autre chose qu’un cadet de famille ; il n’avait pas son nom inscrit au livre d’or, et par conséquent il n’avait pas entrée dans l’état. Trop noble pour prendre la profession de gondolier, trop peu noble, en sa qualité de puîné, pour monter au pouvoir, qu’en résulta-t-il ? Qu’il conspirait sans cesse contre la république et qu’il la mettait sans cesse en danger. Aussi la république répondit à cette sédition en permanence par deux mesures de salut public : le pont des soupirs et le carnaval ; elle condamna la jeunesse mécontente à mourir ou à danser. Toute nation, à toute époque, a son barnabote, cadet de la société, sinon de la famille. En France par exemple, par le fait du progrès de l’industrie et de la loi de succession, une partie de la classe ouvrière émerge du prolétariat à une certaine instruction, et d’un autre côté par suite de l’égalité de partage une portion de la bourgeoisie retombe à un état de fortune inférieur à son éducation. Pour l’Angleterre ou pour l’Amérique du Nord, le barnabote ne fait pas question, il trouve son débouché naturel dans la colonisation ou dans l’hospitalité indéfinie du travail : la liberté, d’un commun accord avec sa sœur la richesse, se charge elle-même de le placer ; mais en France il aime mieux compter sur une place de l’état. Or la place est prise, il faut attendre la vacance, et pour abréger le temps le barnabote aime mieux renouveler l’état, il a du moins la chance de refaire le partage.

Le parti barnabote forma l’auditoire de Proudhon. Avec une feuille à un sou et une parole à tout rompre, il eut bientôt gagné l’oreille du peuple et pris la tête de colonne ; le peuple aime la crânerie au feu de la discussion comme au feu de la bataille. Lorsqu’il eut à parfaire la représentation de Paris, il envoya Proudhon à