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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/605

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dans une réunion de soldats. Tous ces messieurs se rappellent avoir été pékins eux-mêmes, commerçans, avocats, ingénieurs, clergymen, et gardent sous l’uniforme les mœurs douces et rangées de leur ancienne profession. Je les examinai attentivement, et malgré l’excitation des liqueurs fortes, dont ils prenaient de copieuses rasades, malgré la franchise d’une réunion où régnait la plus grande licence, pas un, — sauf notre hôte, — n’oublia un seul instant le langage et les manières d’un gentleman. Celui-ci, petit homme, maigre et commun, qui a perdu une main, intrépide, à ce qu’il paraît, mais mal embouché, s’excita, se mit à raconter les exploits de son régiment, à nous imposer silence par son bavardage et à nous fatiguer tous ; mais Mott, Humphries, Madill et un certain général Smith, une des belles et héroïques figures de l’armée, se tenaient mieux que beaucoup de leurs compatriotes dans un salon. On dirait presque que l’uniforme, la vie militaire, l’habitude de l’obéissance et celle du commandement leur ont donné quelque chose de plus réservé et de plus digne. Dieu sait qu’on trouve des butors partout et qu’ils abondent autant chez nous qu’en Amérique. Tels que les voilà, les officiers généraux de l’armée américaine ne sont certainement inférieurs à ceux d’aucune autre armée.

La visite s’acheva par une petite scène comique que nous donna après boire le général X… « Messieurs, nous dit-il, nous combattons pour l’émancipation des noirs. Je vais vous en montrer les premiers fruits. » Sur quoi la porte s’ouvre, et un petit négrillon d’environ treize ans entre dans la tente. L’histoire de ce petit malheureux est assez curieuse et dénote un caractère. Un jour le général X…, faisant son tour des lignes, se voit abordé par un enfant qui gaillardement lui fait le salut militaire. I’ve flankrd them, grneral, I’ve flanked them[1]. C’était un petit déserteur de la ligne ennemie, échappé seul de chez son maître, allant tout seul chercher fortune dans le pays de la liberté. On en fit un domestique, et un officier le mena à Washington. — « Fameuse ville ! disait-il à son retour ; fameuse ville où un homme blanc me cire mes bottes pour dix sous ! » Pourtant il ne passait que d’un servage à l’autre, et ce n’est pas ce qu’était venu chercher ce petit Gavroche africain sur la foi des vagues on dit qui pénètrent jusqu’aux oreilles inquiètes et étonnées de la classe servile. On en fit un amusement, un jouet, une sorte de petit chien savant. Le voilà donc introduit parmi nous, un peu ébahi malgré sa hardiesse, qui s’efforce de sourire et de gambader. On le fait chanter, on lui fait pousser des cris d’animaux ; le général son maître se fait apporter un fouet, et claque

  1. « Je les ai tournés, général ; je les ai tournés. » Littéralement : je les ai pris en flanc.