Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/637

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Cela peut être, lui répondis-je, car le déterminisme conséquent conduit au fatalisme, et tout le reste découle de là. — Nous nous entendons dès lors, reprit Lessing ; je suis d’autant plus curieux d’apprendre de vous ce que vous regardez comme l’esprit de Spinoza. — Cet esprit, répondis-je, n’est autre que l’antique axiome ex nihilo nihil fit, que Spinoza appliqua d’après des notions plus abstraites que les anciens cabbalistes. Il rejeta tout passage de l’infini au fini, toutes les causes secondes, transitoires, éloignées, et à la place de l’Ensoph émanant de la cabbale il mit un principe immanent, une cause inhérente éternelle et immuable de l’univers, une et identique avec tous ses effets pris ensemble[1]. »

Bien des indications précieuses seraient à recueillir dans cette lettre. On remarquera certainement l’idée que Lessing se fait du spinozisme, embrassant sous ce nom, comme Goethe et comme l’Allemagne elle-même, des doctrines de panthéisme très générales et très vagues ; mais cette lettre intéresse particulièrement tous ceux qui suivent avec curiosité les évolutions de l’esprit humain à travers les âges : elle donne une date précise à la première explosion d’une insurrection philosophique qui depuis quelque temps couvait dans les âmes. Au sortir d’un long sommeil dogmatique et orthodoxe, l’Allemagne se réveille comme en sursaut, tout étonnée du travail qui s’est accompli en elle à son insu, un peu inquiète de trouver le panthéisme au fond de sa conscience. Il serait inutile de contester la victoire subite de l’esprit nouveau. Mendelssohn aura beau s’indigner, protester contre Jacobi, s’épuiser dans une polémique irritante où il laissera sa vie ; l’œuvre démoniaque[2], comme dirait Goethe, est accomplie. Le Méphistophélès germanique s’appelle Spinoza, en attendant qu’il se nomme Schelling, Hegel. L’heure est loin encore, — doit-elle même venir ? — où le démon de l’Allemagne, devenu son génie intime et familier, sera exorcisé par une philosophie meilleure. Or celui qui a donné le signal de l’avènement du panthéisme dans l’esprit germanique, ce n’est pas un professeur d’université, ce n’est pas un philosophe, c’est un poète qui a jeté dans un élan lyrique, sous le nom antique de Prométhée, un défi à la vieille orthodoxie philosophique et religieuse. Lessing ne s’y est pas trompé, et l’on nous pardonnera d’avoir aussi longuement insisté sur un simple fragment, presque oublié aujourd’hui, si on considère que, par un concours étrange de circonstances, ce fragment était destiné à marquer une ère nouvelle dans la philosophie allemande.

  1. Traduction de M. Willm.
  2. Nous montrerons plus tard quel sens Goethe donne à ce mot, qui revient à chaque instant dans ses lettres et ses conversations.