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mais où elle vivait encore ; dom Antonio la représente lorsqu’elle ne peut plus être sauvée. C’est un personnage trouble comme la situation, vrai héros d’aventures, type de ces princes destinés à livrer des combats inutiles, à poursuivre des couronnes et à finir dans un exil agité, — quelque chose de flottant entre les derniers Stuarts et le roi Théodore de Corse, convive prématuré du souper de Candide. Il était l’enfant naturel d’un des princes les plus aimés du Portugal, l’infant dom Luiz, frère du roi-cardinal, et d’une jeune femme, « humble par la naissance ; mais d’une rare beauté, » Violante Gomez, surnommée la Pelicana, qu’on disait Juive, et qui mourut professe dans le monastère d’Almoster. Dom Antonio était le fils d’un amour romanesque qui avait fini dans l’ascétisme. Reconnu toujours par son père, sans être légitimé, et élevé en prince, destiné d’abord par le cardinal aux dignités ecclésiastiques et fait prieur de la commanderie de Crato, qui lui valait vingt-cinq mille ducats, il avait eu une jeunesse orageuse et indisciplinée. Il s’était battu bravement à Alcacer-Kebir, était resté captif et avait réussi à se sauver par ruse : il s’était fait passer pour un simple clerc et n’avait payé qu’une rançon insignifiante. Revenu à Lisbonne après la mort de dom Sébastien et l’avènement de dom Henri, il s’était fait prétendant pour n’en plus démordre, poursuivant passionnément sa légitimation, exaspérant le vieux cardinal par son ambition remuante et cherchant avant tout la popularité par l’agitation.

L’illégitimité de sa naissance était à peine une défaveur pour lui ; elle lui donnait aux yeux du peuple une vague ressemblance avec cet autre bâtard, Jean d’Aviz, qui du bout de son épée avait raffermi l’indépendance portugaise vacillante sur le champ de bataille d’Aljubarrota. Dom Antonio vivait dans cette illusion qu’il était destiné à jouer le même rôle en défendant le Portugal contre le même ennemi ; mais la vigoureuse sève du temps d’Aljubarrota était épuisée, et lui-même, le prieur de Crato, n’avait rien du sérieux et héroïque bâtard d’Aviz. Il était hardi, d’humeur facile et entraînante, mais vain, léger, plein de versatilités, amoureux de bruit et de pouvoir, incapable de suivre un dessein politique, et aussi peu scrupuleux que la plupart de ses contemporains. Il négociait avec tout le monde, avec le pape et avec l’empereur de Maroc, — même avec Philippe II, le grand ennemi, à qui il fit proposer, il est vrai, de se soumettre au jugement du pays, — et la réception que trouva à Madrid un de ses envoyés, Antonio de Brito, est une scène curieuse. À Madrid, on se moqua de l’envoyé du prieur de Crato. « Je lui dis, moitié plaisantant, écrit un des conseillers de Philippe II, Juan de Silva, comment un prince pauvre, brave et bien vu du peuple s’empêtrait en matière de jugemens et d’épreuves,… qu’il ne fallait pas qu’il se fatiguât à plaider, qu’il se souvînt de