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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/911

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tableau continu de sa vie active, comme au temps de son séjour à Copenhague, de son commandement en Norvège et de son amitié avec Frédéric le Grand. Par bonheur, une tradition vivante encore vient s’ajouter aux Mémoires. De nombreux écrits nous représentent le prince Charles comme le protecteur des mystiques de toute nature à la fin du XVIIIe siècle et au commencement du nôtre. C’est ainsi que le désigne l’historien Schlosser chaque fois qu’il le rencontre sur sa route ; c’est ce caractère que lui attribue le docteur Vehse dans sa minutieuse peinture des cours allemandes[1]. Si Schlosser et le docteur Vehse n’ont pas eu entre les mains assez de documens pour établir avec précision le rôle du prince au milieu de ces étranges aventures, du moins la tradition qu’ils constatent, et dont il y a beaucoup d’autres témoignages dispersés çà et là, prouve bien que le cabinet du prince de Hesse a été un des centres de ce mystérieux mouvement. Quel rôle y a-t-il joué ? On l’ignorait. Or les mémoires inédits dont nous consultons les pages ont beau ne pas satisfaire complètement sur ce point notre curiosité, ils nous indiquent pourtant certains traits que n’ont pas connus les écrivains allemands et qu’il est nécessaire de recueillir. Ils nous fournissent surtout l’occasion d’étudier le bizarre épisode des illuminés plus sûrement qu’on ne l’a fait jusqu’ici parmi nous. Il y avait en cette matière tant de secrets à pénétrer, tant de fables à éclaircir, tant de pièces enfouies à mettre en évidence que l’historien ne pouvait prendre avec certitude la place du romancier. Pendant bien des années, c’est à l’auteur de Consuelo et de la Comtesse de Rudolstadt qu’il a fallu demander l’image de cette fermentation mystique. Aujourd’hui d’excellens travaux publiés en Allemagne, entre autres un mémoire très curieux dans l’Encyclopédie d’Ersch et Gruber, et l’étude si nette, si philosophique, de M. Hermann Hettner dans sa récente Histoire du dix-huitième siècle, nous permettent de nous orienter au milieu des ténèbres. Profiter de ces recherches, y ajouter les nôtres, détacher des mémoires du prince Charles quelques pages qui sont des traits de lumière, voilà notre tâche. Qu’importe que la figure du prince s’efface par momens dans ce tableau, si nous éclairons, grâce à lui, quelques fragmens d’une histoire où règnent encore toutes les obscurités de la légende ?

Dès le premier trait de son récit, le prince Charles nous donne une vue assez juste de tout ce mystérieux épisode du XVIIIe siècle. Le jour où il fut reçu franc-maçon, il avait dîné à Louisenlund, au bord de la mer, avec le colonel Koeppern, qui devait être admis dans l’ordre en même temps que lui, et plusieurs autres personnes sur les instances desquelles il s’était décidé à cette démarche. Or

  1. Geschichte der deutschen Höfe, von Dr Edouard Vehse ; t. XXVII, Hambourg 1853.