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Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 61.djvu/994

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proue ni gouvernail, tels étaient nos seuls moyens de traversée pour des canons du poids de 2,500 kilogrammes. L’hacienda ne contenait ni clous ni cordages. Alors commença une véritable odyssée. D’adroits tireurs se glissent sous bois et tuent des taureaux sauvages ; officiers et soldats mettent la main à l’œuvre. Les cuirs des animaux dépecés servent à faire des lanières ; les lanières, fortement tressées à l’aide d’une roue de canon transformée en roue de cordier, se changent en câbles ; des peaux gonflées servent d’outres. Plus loin, on démolit un hangar dont les madriers forment un tablier. En trois jours, on a improvisé un radeau soutenu par les deux canots et allégé par les outres. Dès que le gros câble de cuir est prêt et solidement amarré, on lance le pont volant, on installe le va-et-vient ; puis les pièces d’artillerie passent. Cinquante contre-guérillas, au bruit des clairons qui sonnent la charge, les entraînent à bras au sommet de la berge opposée, dont la pente boueuse a été comblée de pierres et bien nivelée. En six heures, toute la contre-guérilla et son matériel avaient touché l’autre rive. Le même jour nous traversions le Rio-Purificacion, d’une imposante largeur, mais presque guéable : l’eau ne montait plus qu’à la selle. Malgré la rapidité du courant, les escadrons, formés en bataille, s’avançaient en rompant le fil de l’eau, chaque cavalier portant armes, chaussures et cartouches attachées autour du cou. En face du gué, au-dessus du fleuve plein de clameurs et troublé par le clapotement des chevaux, la ville de Padilla restait plongée dans un profond silence. Padilla n’est plus ni cité ni bourgade, c’est une nécropole. Un clocher écroulé et enseveli sous les herbes, une vieille prison publique dont les pierres sont rongées et les portes de fer brisées, quelques pâles fiévreux qui glissent dans les rues solitaires le long de murailles criblées de projectiles, tel est le triste tableau qui s’offre à la vue. C’est là, en face de l’église, devant cette palissade qu’est tombé en 1823, la poitrine trouée de balles mexicaines, Iturbide, le premier empereur du Mexique.

Padilla est pauvre ; il faut marcher encore pour chercher notre nourriture. On se remet en route, et après cinq heures de marche, où plusieurs chevaux tombent morts de fatigue et d’épuisement sous leurs cavaliers, la colonne arrive au bord du dernier fleuve qui nous sépare de Vittoria. Le passage est impossible, la Corona roule ses eaux sur plus de 400 mètres de largeur. Nous campons en face de l’hacienda de San-Juanito, dont tous les Indiens se disposent à nous servir et à nous apporter des provisions dès que le paso (gué) se pourra franchir à la nage. Si les feux de cuisine étaient inutiles, faute de quoi faire la soupe, nous avions besoin de réchauffer nos vêtemens détrempés ; mais les arbres, dont les écorces sont mouillées,