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le palais ducal, — enfin à l’église de Saint-Roch et à la scuola de Saint-Roch, qui sont comme son musée propre, quarante tableaux, quelques-uns gigantesques, capables de couvrir ensemble deux salons carrés de notre Louvre. Véritablement on ne le connaît pas en Europe. Les galeries d’outre-monts n’ont presque rien de lui, les pièces qu’elles ont acquises sont petites ou de mince importance. Sauf trois ou quatre scènes du palais ducal, on l’a mal gravé ; sauf un Crucifiement, par Augustin Carrache, on n’a point gravé ses grandes œuvres. Il est démesuré en tout, dans les dimensions comme dans la conception. Les esprits académiques, à la fin du XVIe siècle, l’ont décrié comme outré et négligent : ce qu’il y a de prodigieux et de surhumain dans son génie choque les âmes ordinaires ou tranquilles ; mais la vérité est qu’on n’a pas revu ni vu un pareil homme, il est unique en son genre comme Michel-Ange, Rubens, Titien. Qu’on l’appelle extravagant, emporté, improvisateur ; qu’on gronde contre les noirceurs de son coloris, contre les renversemens de ses figures, contre le désordre de ses groupes, contre la hâte de son pinceau, contre la fatigue et la manière qui parfois introduisent un métal usé dans sa fonte nouvelle ; qu’on lui reproche tous les défauts de ses qualités, j’y consens ; mais une pareille fournaise, si ardente, si regorgeante, avec de telles saillies et de tels crépitemens de flammes, avec un jet si haut d’étincelles, avec des éclairs si soudains et si multipliés, avec un flamboiement si continu de fumées et de lumières inattendues, on ne l’a point connue ici-bas.

Je ne sais en vérité comment parler de lui ; je ne peux pas décrire ses peintures, elles sont trop vastes, et il y en a trop. C’est l’élan intérieur de son esprit qu’il faut décrire ; il me semble qu’on découvre en lui un état unique, le foudroiement de l’inspiration. Voilà un grand mot, mais il correspond à des faits précis dont on peut citer des exemples. A certains momens extrêmes, devant un grand danger, dans une secousse subite, l’homme aperçoit distinctement en un éclair, avec une intensité terrible, des années de sa vie, des paysages et des scènes complètes, parfois un morceau du monde imaginaire : les mémoires des asphyxiés, les récits des gens qui ont failli se noyer, les confidences des suicidés et des fumeurs d’opium[1], les Pouranas indiens en font foi. La puissance active du cerveau, soudainement décuplée et centuplée, fait vivre l’esprit dans ce raccourci d’instant plus que tout le resté de sa vie. A la vérité, il sort ordinairement de cette hallucination sublime par l’affaissement et la maladie ; mais quand le tempérament est assez fort

  1. Confessions of on opium-eater, par de Quincey.