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pas dans un moment où la bienveillante docilité de l’opinion était à peu près son seul instrument de gouvernement que le pouvoir exécutif eût pu raisonnablement se risquer à la mettre à si rude épreuve. Davoud-Pacha, à qui le vague habituel des sentences laissait du reste une grande latitude d’interprétation, tournait la difficulté en affectant d’adoucir la loi, qu’il eût été fort embarrassé d’appliquer. Il reprenait en conciliation l’affaire déjà jugée, démontrait sans peine au créancier qu’il y avait plus d’avantages que de risques à laisser au débiteur la faculté et le temps de réaliser lui-même les moyens de se libérer, faisait confesser sans peine au débiteur reconnaissant qu’en retour des délais obtenus il restait engagé d’honneur vis-à-vis de lui — Davoud, — et renvoyait gagnans et perdans également satisfaits, ceux-ci d’avoir affaire à un pacha avec lequel on s’accommodait gratis, ceux-là de la garantie morale qu’impliquait sa médiation. Neuf fois sur dix, à l’échéance du premier terme de paiement, les débiteurs les plus mal disposés à s’acquitter trouvaient encore moins chanceux de venir solliciter de nouveaux délais auprès d’un pacha de si bonne composition que de lui rompre en visière. Davoud-Pacha prenait presque toujours sur lui d’accorder cette prorogation, mais en exigeant, sous prétexte de couvrir sa propre responsabilité vis-à-vis du créancier, que le débiteur restât cette fois, sur parole ou sous caution, en gage au siège du gouvernement. Sans avoir rien violenté, en semblant au contraire pousser la longanimité jusqu’au relâchement et au favoritisme, Davoud-Pacha arrivait ainsi de fait au moyen extrême de la contrainte. Le débiteur laissait rarement périmer le terme de rigueur passé lequel il était confidentiellement averti que ces arrêts déguisés en visites d’affaires, souvent même en hospitalité[1], se transformeraient en incarcération pure et simple, et comme il ne s’était pas vanté du vrai motif de son séjour à Beit-ed-Din, d’autres venaient en toute confiance se prendre à ce même piège de conciliation[2]. Avant que le piège fût trop éventé, il devint d’ailleurs presque inutile. C’est par les justiciables d’un certain rang, fort intéressés, je l’ai dit, à dissimuler la perte de leur influence et de leurs immunités, qu’était surtout redouté le scandale d’un emprisonnement ; c’est aussi sur eux qu’agissait le plus efficacement

  1. Ceux de ses hôtes forcés que Davoud-Pacha n’hébergeait pas directement trouvaient asile chez quelque habitant ordinaire de l’immense palais de Beit-ed-Din. A chaque sortie du gouverneur, tous affectaient de se joindre à son cortège, et quiconque n’avait pas le mot leur portait envie d’être si bien en cour.
  2. Tels qui se seraient volontiers dispensés de paraître à Beit-ed-Din comme débiteurs étaient intéressés à s’y rendre comme créanciers, et souvent à propos du même capital, qu’ils avaient par exemple emprunté à 20 pour 100 pour en faire un second placement à 30 et à 40 pour 100.