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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

le génie et le goût paternel ! Mais elle avait son goût particulier. Qu’y faire ? Il était fort exactement raisonné, ainsi que tous ses autres sentimens : elle comprenait donc bien qu’il ne fallait pas essayer de le vaincre ; le cacher, elle ne le pouvait. C’est qu’aussi elle ne se voyait aucun lien avec les choses qui l’entouraient ; comment eût-elle pu les aimer ? Son esprit, qui était ferme et clair, son âme, qui était droite et simple, cherchaient en vain où s’intéresser et se prendre. Elle avait été élevée avec des soins si graves, dans une atmosphère si différente, dans des régions si lointaines, que souvent, en considérant ce logis ambitieux et maussade, en noyant ses regards dans l’étendue immense de la chênaie, elle se demandait si elle n’était pas venue là d’un autre monde, et si elle n’avait pas bien le droit de s’y croire en exil.

L’odieuse tour de Bochardière se mirant lourdement dans ces eaux muettes lui causait d’indéfinissables impressions d’impatience, de révolte, de dédain ; tout cela se mêlait à de mortels regrets. Elle songeait aux belles eaux bleues du pays où elle était née, au torrent formé des pleurs de l’hiver qui bondit sur la pointe des rocs, se précipite au fond des gorges et reparaît à la clarté du ciel, toujours limpide et encoléré. Voilà le bruit qui anime ces solitudes, la rude chanson qu’on entend le soir au fond de la maison, assis devant l’âtre sans cesse allumé. Dans cette vaste demeure régnait l’aïeule, avare de sa parole austère ; c’est elle qui avait élevé Violante, dont la naissance avait coûté la vie à sa mère. La maison était appendue aux flancs de la montagne, comme l’aire des aigles ; les jardins s’élevaient en gradins sur des blocs qui soutenaient la terre contre la fureur des eaux dans les grands orages. Violante connaissait un chemin à travers les roches ; elle le gravissait avec l’agilité des chevreaux dans ses promenades matinales, et une ascension d’une heure la portait au sommet. Les Alpes fermaient l’horizon ; les yeux de la jeune file se perdaient alors dans des éblouissemens de lumière et de neige.

Cinq années s’étaient écoulées depuis la mort de l’aïeule. M. de Bochardière, courant une dernière fois à l’autre extrémité de la France, vers les confins de la Suisse, en avait ramené sa fille. Violante avait donc passé cinq étés et cinq hivers, deux fois cinq siècles, dans le vilain manoir. Elle venait d’avoir vingt-quatre ans et ne les paraissait point. Elle était blonde, presque grande, si légère qu’elle produisait l’effet d’une vision, d’une apparition qui passe, la première fois qu’on la rencontrait. Elle s’en allait ordinairement battant la terre de la pointe de son talon avec un bruit sec et hardi ; elle s’avançait tête haute, et cependant on ne pouvait croire un seul instant qu’on allait avoir affaire à une amazone. Il y avait dans sa démarche quelque chose de correct, de mesuré qui dépassait la