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REVUE DES DEUX MONDES.


V.

Mlle Violante Lescalopier de Bochardière avait un point de ressemblance au moins avec la marquise de Croix-de-Vie, qu’elle ne connaissait pas et qu’elle n’avait jamais voulu connaître. Elle détestait, comme la douairière, la nature qui l’environnait et les lieux où sa destinée la faisait vivre. Bochardière n’avait jamais été qu’une mince demeure, bien qu’ayant eu titre et rang de seigneurie, précieux antécédent qui avait déterminé l’avocat Lescalopier à s’en porter l’acquéreur. C’était un bâtiment jadis fort rustique, que le progrès des âges et le nouveau cours des choses, joints aux embellissemens étranges que l’avocat imaginait tous les jours, avaient fini par rendre fort prétentieux et presque comique à voir. Le corps de logis principal n’offrait rien de plus remarquable ni de plus laid que le commun des gentilhommières dont la province est couverte ; seulement il était flanqué d’une grosse tour.

Cette pauvre tour lézardée, éventrée, découronnée par les injures du temps, était demeurée dans cet état plus d’un siècle, sans toiture, les pieds dans l’eau qu’elle regardait piteusement couler. Bochardière, dont les dépendances formaient une enclave au milieu des terres de Croix-de-Vie et qui était situé à deux petites lieues environ au sud-ouest du château, s’élevait en effet au confluent des rivières de Chênelette et de la Sèvre. Le dernier maître de la gentilhommière avait été un vieux capitaine de cavalerie, chevalier de Saint-Louis, qui, retiré du service du roi, rentrant chez lui sans une obole, toisant ses ruines héréditaires, avait aperçu du premier coup d’œil le vrai parti qu’un homme de sens en pouvait tirer : il en avait fait un affut contre les canards sauvages ; mais ce grand chasseur était mort, et l’avocat était venu. Achetant cette noble masure, avec l’agrément de la douairière de Croix-de-Vie, dans la double intention de devenir son voisin et de se pouvoir faire appeler Lescalopier de Bochardière, il avait montré tout de suite d’autres visées. Lorsque la passion des grandes choses s’emparait de son âme, M. de Bochardière ne se possédait plus. Pour une bagatelle de vingt mille écus tout ronds, il réédifia la tour, pour six mille autres restaura le logis. Après cela, que pouvait-il lui en coûter pour tracer des jardins magnifiques ? Il voulut qu’on les lui dessinât à la française : ce style est le plus noble. On y voyait de longues allées bordées de charmilles aboutissant à une longue terrasse construite sur le modèle de celles de Croix-de-Vie et qui dominait la rivière. Ces charmilles avaient dix ans d’âge et quatre pieds de haut.

Combien de fois Violante ne s’était-elle point reproché l’aversion si décidée qu’elle avait pour tant de merveilles accomplies par