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dans un tourbillon par la folie de Law et la faiblesse du régent. Il est permis de croire que, le marquis de Croix-de-Vie ayant refusé de gorger plus longtemps l’insatiable avidité de son indigne compagnon, celui-ci résolut de s’en venger. Le marquis, un matin, fut trouvé mort par son valet de chambre ; il gisait sur le plancher, baigné dans son sang, une épée plantée au travers du corps. C’était la sienne que les meurtriers lui avaient arrachée et tournée contre lui-même. Dans leur précipitation, ils avaient oublié de le dépouiller d’un gros brillant qu’il avait au doigt, et qui jadis avait été envoyé à son aïeul Robert XV par le roi d’Espagne. Cet oubli devint la source d’une odieuse fable. Le valet de chambre de Martel Ier revint au château, où le jeune fils du seigneur traîtreusement assassiné, et qui devait désormais s’appeler Martel II, était demeuré pendant l’absence de son père, sous la conduite de son gouverneur. Il rapportait le brillant ; ce magnifique joyau, suivant lui, était la preuve que son maître n’avait point eu affaire à des malfaiteurs. Le pauvre homme, égaré par l’épouvante et la douleur, osait soutenir que le marquis avait bien pu se donner la mort de sa propre main, et il racontait à ce sujet de terribles choses ; mais il fut fait de ces abominables propos une prompte justice. Le valet fut traité, ainsi qu’il le méritait, comme un imposteur, comme un fou. On l’enferma. »

On l’enferma !… Et c’est ainsi que va le monde. Les grands bâillonnent sans pitié les petits qui les accusent ; ils les écrasent sous le poids de leur grandeur même, ils les enferment ; la force, c’est la loi ! Ce fou n’avait rien révélé pourtant que ce qu’il avait vu, ce pauvre serviteur disait vrai. Qui en doutait alors dans la province ? Qui n’en était encore persuadé après cent ans ? Récit menteur, histoire complaisante, mal fardée, impuissante dans son ridicule effort ! — En vain l’auteur chargeait —il de ses aveugles imprécations la mémoire de Lesneven, qui avait arraché l’épée du marquis et l’avait tournée contre sa victime. — « Hélas ! qui peut croire cela ? » se disait Violante. Elle pensait que son père était bien à plaindre d’avoir espéré trouver dans une si faible invention le salut de sa cause !

Il s’était donc bien tué de sa main, ce sombre Croix-de-Vie ? Est-ce qu’elle ne le savait pas ? Involontairement elle se mit à refaire ce roman terrible. Sans doute le marquis s’était fait justice. Il n’avait pu supporter plus longtemps le déchirant fardeau de ses ambitions trompées et de son avidité déçue. Non, ce n’était point par la force que Lesneven lui avait extorqué ces sommes immenses qu’il jetait « dans le système. » Le marquis avait la grosse part dans « ces spéculations effrénées. » Chaque jour, Lesneven revenait en maudissant la fortune. M. de Croix-de-Vie se voyait réduit à en-