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soleil était eau plus haut de sa course, mais ce disque pâle, éternellement coiffé de nuées, peut-il s’appeler le soleil ? Mlle de Bochardière marchait tantôt sur l’épaisse litière de feuilles mortes entassées par vingt automnes, tantôt au milieu des herbes grasses qui croissent aux endroits où le sol s’amollit. Parfois elle faisait de longs détours pour éviter ces terribles houx qui sont là comme le rempart intérieur de la forêt. Elle ne se hâtait point : à quoi bon ? La journée entière était à elle jusqu’aux ombres prochaines, jusqu’à l’heure où M. de Bochardière quitterait le manoir pour retourner auprès de la douairière, sa noble amie, ou tout au moins ses jardins pour rentrer dans sa chambre d’étude et y relire l’histoire des Croix-de-Vie qu’il avait écrite, se complaisant sans doute dans son œuvre, tout prêt à y ajouter une fable de plus. Comme enfin elle se trouvait un peu lasse, elle s’assit au pied d’un arbre.

Depuis une heure et plus peut-être, elle considérait machinalement à ses pieds quelques touffes de jacinthes sauvages d’un bleu sombre, les dernières fleurettes du printemps, bien rares dans ces bois stériles, lorsqu’un léger bruissement dans l’herbe lui fît redresser la tête. Une longue couleuvre glissait à quelques pas, au bord d’une ravine. Violante ne put s’empêcher de tressaillir et se leva. Elle ressentait une fatigue extrême, elle ne put se défendre aussi de sourire en se rappelant qu’elle n’avait bu ni mangé depuis la veille. — Pourquoi son père avait-il voulu déjeuner seul ce jour-là ? ne l’avait-il pas ainsi bien punie ? — Cependant elle avait beau railler : ses petits pieds étaient rompus, et des éblouissemens passaient devant ses yeux. — La pénombre flottante qui régnait sous le dôme de la forêt, ces jeux de rayons perçant ces demi-ténèbres et fuyant au loin sous la ramure confuse, augmentaient encore ce trouble physique dont elle était envahie après tant d’agitations de l’âme et de l’esprit souffertes en quelques heures. Une sorte de rapide terreur la saisit tout à coup, voyant qu’elle demeurait là, sans force, au milieu de cette solitude. Elle se mit à chercher son chemin.

Autrefois, à la montagne, on lui avait enseigné le moyen sûr de s’orienter au milieu des bois. L’hiver imprime sa trace sur les arbres, la face des troncs exposés au nord se couvre de moisissures. Violante, avec sa présence d’esprit ordinaire, se souvint de cette leçon reçue dans l’enfance et se sentit rassurée. La lèpre creusée par la bise lui apparut au flanc des chênes ; le nord était devant elle. La route indiquée devait la conduire aux abords du château de Croix-de-Vie. Elle les dépasserait bien vite ; au hameau voisin, elle devait trouver sans peine une carriole qui la ramènerait au manoir. À peine avait elle marché quelques minutes qu’elle