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Non, ce n’est point d’une fée qu’on doit parler ici, c’est d’une déesse. Le fantastique n’est qu’un caprice et une maladie de la cervelle humaine ; la nature est saine et stable, et nos rêveries discordantes n’ont pas le droit de se comparer à sa beauté. Elle se soutient et se développe par elle-même ; elle est indépendante et parfaite, agissante et sereine, voilà tout ce que nous pouvons dire ; si nous osons la comparer à quelque œuvre humaine, c’est aux dieux grecs, aux grandes Pallas, aux Jupiters surhumains d’Athènes ; elle se suffit comme ils se suffisent. Nous ne pouvons pas l’aimer, nos paroles ne l’atteignent point ; elle est au-delà de nous, indifférente. Nous ne pouvons que la contempler comme les effigies des temples, muets, la tête nue, pour imprimer en notre esprit sa forme accomplie et raffermir notre être fragile au contact de son immortalité ; mais cette contemplation seule est une délivrance. Nous sortons de notre tumulte, de nos pensées éphémères et brisées. Qu’est-ce que l’histoire, sinon un conflit d’efforts inachevés et d’œuvres avortées ? Qu’ai-je vu dans cette Italie, sinon un tâtonnement séculaire de génies qui se contredisent, de croyances qui se défont, d’entreprises qui n’aboutissent pas ? Qu’est-ce qu’un musée, sinon un cimetière, et qu’est-ce qu’une peinture, une statuaire, une architecture, sinon le mémorial qu’une génération mortelle se dresse anxieusement à elle-même pour prolonger sa pensée caduque par un sépulcre aussi caduc que sa pensée ? Au contraire, devant les eaux, le ciel, les montagnes, on se sent devant des êtres achevés et toujours jeunes. L’accident n’a pas de prise sur eux, ils sont les mêmes qu’au premier jour ; le même printemps y jettera tous les ans à pleines mains la même sève ; nos défaillances se relèvent devant leur force, et notre inquiétude s’amortit sous leur paix. A travers eux apparaît la puissance uniforme qui se déploie par la variété et les transformations des choses, la grande mère féconde et calme que rien ne trouble parce que hors d’elle il n’y a rien. Alors, dans l’âme, une sensation se dégage, inconnue et profonde. C’est son fond même qui apparaît ; les couches innombrables dont la vie l’a encroûtée, ses débris de passions et d’espérances, toute la boue humaine qui s’est entassée à sa surface se défait et disparaît ; elle redevient simple, elle retrouve l’instinct des anciens jours, les vagues paroles monotones qui la mettaient jadis en communication avec les dieux, avec ces dieux naturels qui vivent dans les choses ; elle sent que toutes les paroles que depuis elle a prononcées ou entendues ne sont qu’un bavardage compliqué, une agitation d’esprit, un bruit de rue, et que s’il y a une minute saine et désirable dans sa vie, c’est celle où, quittant les tracasseries de sa fourmilière, elle perçoit, comme disent les vieux sages, l’harmonie des sphères, c’est-à-dire la palpitation de l’univers éternel.