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La route gravit les escarpemens, et vers Isola les montagnes se dénudent et se serrent. Des murailles de roc hautes de quinze cents pieds enferment le chemin dans leur défilé. Leurs assises jaunâtres, noircies par les suintemens des sources, leurs tours, leur chaos de ruines lézardées et déformées, semblent l’effondrement et l’entassement d’un millier de cathédrales. On cherche en vain dans sa mémoire ou dans ses songes des formes de cette espèce ; on pense à quelque énorme tronc déchiqueté à coups de hache par un colosse aveugle dont les enfans, plus faibles, surviennent ensuite avec des serpes longues de cent pieds, pleins d’une rage obstinée pour taillader les grandes entailles de leur père. Il faudrait un pareil acharnement et une pareille folie pour expliquer ces grandes brèches à pic, ces subites tranchées, ces crêtes et ces aiguilles surplombantes, ces craquemens, cette monstrueuse sauvagerie du désordre. Des traînées de givre terni rampent dans les creux, et chacune d’elles suinte, puis coule ; ainsi de toutes parts les eaux accourent et se croisent, tantôt sinueuses et collées aux parois brunes, tantôt éparpillées en cascades et ouvrant en l’air leur panache d’écume. Dans les lointains, des fumées montent, et le torrent se débat en grondant entre les quartiers de roche.

On monte encore, et la neige étincelle entre les cimes ; quelquefois elle blanchit tout un versant, et quand le soleil tombe sur elle, sa splendeur est si forte que les yeux blessés se ferment. Le défilé s’élargit, et des champs inclinés s’étalent dans leur suaire de neige. Tout n’est pas nu cependant : des armées de mélèzes grimpent en désordre et d’un air résigné à l’assaut des pentes ; leurs pousses nouvelles leur font un étrange vêtement jaunâtre, quelques sapins moroses les tachent de leurs cônes noirs, ils montent en files parmi les troncs mourans, les cadavres d’arbres mutilés et tout le ravage des avalanches ; pareils aux survivans d’un champ de bataille, ils ont l’air de savoir qu’ils vont combattre encore et de deviner tout ce qu’ils auront à souffrir. Au sommet, près de l’hospice et du village du Simplon, s’étend un morne plateau labouré de fondrières, tout blafard de neiges fondantes, semblable à un cimetière abandonné et dévasté. C’est ici la borne de deux régions, et il semble que ce soit la borne de deux mondes ; les cimes éblouissantes se confondent avec la blancheur des nuages, en sorte qu’on ne sait plus où finit la terre et où commence le ciel.


H. TAINE.