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des étangs décorés de statues. On mettait la grâce, et souvent la grâce fausse et maniérée, bien au-dessus de la simplicité grandiose des vastes horizons.

Cependant, à la vue des châteaux-forts pittoresques bâtis sur les roches aiguës, on pourrait être tenté de croire que les seigneurs féodaux du territoire français avaient le sentiment des beautés de la nature sauvage, si l’on ne connaissait trop bien la raison qui portait les barons et les hobereaux à dresser leurs tours sur les hauts escarpemens. S’ils habitaient le sommet de ces roches isolées, ce n’était certes point pour jouir de la vue du soleil levant ou pour suivre du regard les méandres des fleuves, c’était pour découvrir des ennemis ou des victimes dans les vallées environnantes. Sans doute ils devaient finir par aimer la retraite solitaire dans laquelle ils s’étaient retranchés : ils avaient vu pour la première fois la lumière du jour à travers les étroites meurtrières du château ; enfans, ils avaient appris, en courant sur les plates-formes des tours et en se penchant aux créneaux des murailles, les noms des fleurs qui s’épanouissent entre les crevasses et ceux des arbres qui croissent au loin sur les pentes des collines ; puis, devenus chasseurs, ils avaient fait connaissance avec les bêtes de la forêt, ils s’étaient accoutumés au vent, à l’orage, à toutes les intempéries, et par une longue habitude avaient fini par comprendre un côté de cette nature au milieu de laquelle ils vivaient. Toutefois, à mesure que dans cette classe de conquérans l’élément germanique se francisait par les croisemens et par les mœurs, l’amour de la solitude et de la nature sauvage se perdait chez les chevaliers ; ils se rapprochaient des plaines, s’établissaient dans les villes, et devenaient graduellement princes ou courtisans. C’est en Allemagne, notamment sur les bords du Rhin, du Nectar, de la Moselle, et dans les régions montueuses du Palatinat, de la Souabe, de la Franconie, que se maintint le plus longtemps cette terrible chevalerie de pillards féroces, qui comprenaient la nature à la façon des bêtes fauves, pour y trouver leur tanière et pour y porter leur proie. L’un des plus redoutables de ces chevaliers brigands, le fameux Eberhard ou Cœur de Sanglier, dont les ballades d’Uhland nous ont donné un portrait de fantaisie, avait pris pour devise : « ami de Dieu, ennemi de tous les hommes ! » Et pour justifier cette parole il ne manqua pas de pourfendre des centaines de ses semblables. Le château-fort était une aire, et le seigneur lui-même se donnait pour idéal l’aigle et le vautour, ainsi que le prouvent ces étranges figures d’oiseaux de proie qui, en dépit de tous les progrès accomplis dans le monde moderne, sont restés les blasons des familles et des états. La république américaine elle-même a, par une singulière réminiscence féodale, pris l’aigle pour symbole de sa puissance.