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Quoi qu’il en soit du sentiment qu’éprouvaient pour la nature extérieure les conquérans du sol, il est certain que la masse esclave ne pouvait guère comprendre la beauté de la terre sur laquelle s’écoulait sa misérable vie, et le sentiment qu’elle éprouvait à l’égard des paysages qui l’entouraient devait nécessairement se pervertir. Les amertumes de l’existence étaient alors beaucoup trop vives pour que l’on pût se donner souvent le plaisir d’admirer les nuages, les rochers et les arbres. Ce n’étaient de toutes parts que discordes, haines, frayeurs subites, guerres ou famines. Le caprice et la cruauté du maître étaient la loi des asservis : dans chaque inconnu, on craignait de voir un meurtrier ; les deux noms d’étranger et d’ennemi étaient devenus synonymes. Dans une pareille société, la seule chose que l’homme brave pût essayer de faire pour lutter contre sa destinée et garder en soi-même la conscience de son âme, c’était d’être joyeux et ironique, c’était de se moquer du fort et surtout de son maître, mais il n’avait que faire de s’attendrir en regardant la nature. D’ailleurs elle aussi était dure pour lui ; elle refusait souvent de lui rendre le blé qu’il jetait dans le sillon ; elle lui apportait le froid et les orages, bien qu’il n’eût pas toujours assez de vêtemens pour se couvrir ; parfois elle soufflait sur le pays un vent de peste et faisait disparaître des populations entières en quelques semaines. La splendeur des traits de la nature environnante devait rester inconnue à des hommes qui, sous le coup d’une vague terreur soigneusement entretenue par les sorciers de toute espèce, ne cessaient d’apercevoir dans les grottes, dans les chemins creux, dans les gorges des montagnes, dans les bois pleins d’ombre et de silence, des revenans informes et des monstres horribles tenant à la fois de la bête et du démon. Quelle étrange idée devaient se faire de la terre et de sa beauté ces moines du moyen âge qui, dans leurs cartes du monde, ne manquaient jamais de dessiner, à côté des noms de tous les pays lointains, des animaux vomissant le feu, des hommes à sabots de cheval ou à queue de poisson, des griffons à têtes de bélier ou de bœuf, des mandragores volantes, des corps décapités aux larges yeux hagards logés dans la poitrine !

Pour se faire une idée approximative de ce qu’était la société au moyen âge et des sentimens que lui inspirait la nature, il faudrait pénétrer dans les pays reculés où les antiques traditions se sont conservées, où la nuit de l’ignorance garde encore toute son épaisseur. En France, il n’existe certainement plus une seule de ces régions que les idées modernes, sous une forme plus ou moins mélangée d’erreur, n’aient pas encore visitée ; mais, si l’on ne peut y retrouver nulle part le véritable moyen âge, il est du moins bien facile d’en reconnaître les vestiges. Il y a vingt ans, la croyance aux