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LES
TRAVAILLEURS DE LA MER
DE M. VICTOR HUGO[1]

Combien il est vrai de dire que tous les jugemens portés sur un homme célèbre avant sa mort tournent plus souvent à la confusion du juge que du jugé ! Le génie a, comme la nature, ses obscurités profondes, il a son imprévu comme la vie, et quiconque met trop de hâte à le condamner sur une de ses œuvres ou à pronostiquer son avenir d’après une de ses erreurs s’expose à voir sa témérité punie par le plus humiliant des démentis. Qu’un homme dont le génie est attesté par des preuves nombreuses et irrécusables vienne à produire une ou deux œuvres imparfaites, et aussitôt les malveillans de tout ramage et de tout plumage que toute décadence réjouit, — comme toute putréfaction réjouit les tribus sinistres de ces oiseaux aux mœurs basses que M. Michelet appelle ensevelisseurs, et qui font l’office d’agens de salubrité dans la grande voirie de la nature, — se hâteront de déclarer close la carrière de cet homme et éteinte la flamme de son génie. A peine cependant cette prédiction téméraire aura-t-elle été prononcée qu’une œuvre nouvelle, apparaissant tout à coup comme une floraison subite dans une terre qu’on croyait épuisée, viendra démontrer les ressources vivaces de cette imagination dont on croyait tenir le dernier mot. Quand donc saurons-nous enfin que ce dernier mot n’est jamais dit que par la mort, et cesserons-nous de refuser aux grands poètes et aux grands artistes le bénéfice des circonstances que nous accordons libéralement aux pires médiocrités ? Quand donc

  1. Paris, Librairie Internationale, 1866.