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comprendrons-nous que le génie a, comme toute chose en ce monde, ses vicissitudes, ses intermittences, ses alternatives de bons et de mauvais jours ? Les influences qui pèsent sur nous tous et qui nous privent pour un instant du libre usage de nos facultés pèsent aussi sur l’homme de génie. L’homme le plus aimable cesse momentanément de l’être quand par hasard la sombre manie de l’ambition vient à l’approcher ; l’amoureux perd momentanément sa force d’attention et sa puissanoe sur lui-même ; l’esprit le plus droit perd sa faculté de jugement et de discernement dès qu’il laisse l’envie se glisser en lui. Eh bien ! les mêmes phénomènes se passent sous d’autres formes chez l’homme de génie. Il y a des périodes où la rêverie l’opprime, fait évaporer sa pensée en nuages, et ne lui laisse pas plus la libre possession de son imagination que la passion ne laisse à un amoureux la libre possession de son cœur. Il y a des conceptions décevantes qui le trompent par une apparence de grandeur ou d’éclat à l’égal de l’ambition, il y a des jours où la fièvre irrésistible de l’imitation agit sur lui à l’égal de l’envie et lui déroba la conscience de sa propre originalité ; mais l’homme vrai se dégage de tous les mouvemens contradictoires des passions qui l’ont successivement agité, et le génie de toutes les influences qui l’ont tour à tour égaré, séduit ou amoindri. Praise in departing, « ne louez qu’au départ, » dit un héros de Shakspeare devant des personnages trop prompts à admirer un prodige qui va tourner à leur confusion ; nous serions tenté d’appliquer le sens de cette parole au blâme aussi bien qu’à la louange, et de la compléter par cet équivalent bien connu : « en toute chose. attendons la fin. » Or dans le cas présent la véritable fin, c’est la mort.

Ces vérités élémentaires, que nous sommes trop enclins à oublier tous tant que nous sommes, le succès presque universel du dernier livre de M. Victor Hugo vient de nous les rappeler avec éclat. Ses dernières productions, peu goûtées ou peu comprises du public, avaient mis en liesse tous les sentimens hostiles qui depuis des années attendaient avec patience le moment où ils pourraient surprendre chez le poète les signes irrécusables de la faiblesse. L’échec du volume sur William Shakspeare, le succès contesté des derniers volumes des Misérables, la surprise presque générale qu’avait suscitée ce recueil des Chansons des Rues et des Bois, aux beautés obscures et difficiles à saisir pour d’autres yeux que des yeux initiés à tous les mystères de la poésie, ouvraient déjà libre carrière aux commentaires malveillans, aux prédictions fâcheuses. Le poète était décidément en décadence : de son talent d’autrefois il ne lui restait plus que les défauts ; quant aux qualités, elles s’étaient enfuies avec la jeunesse, pour ne plus revenir, — et autres aménités