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gardé tous les instincts de sa précédente existence, chante à cœur-joie à tout rayon de soleil venant, bat des ailes à tout zéphyr qui passe et lisse son plumage sous toute ombre propice. Nous n’avons pas à insister longuement sur ce caractère où tout est azur et joie, insouciance et légèreté. L’analyse s’émousse contre ces âmes heureuses que leur bonheur fait sans mystères, et leur grâce sans ombres. Il faut se contenter de dire d’elles ce que nous dirons des pages que M. Hugo a consacrées à Déruchette, qu’elles ont le charme et la beauté. Plus pure que la capricieuse Esmeralda aux sensualités de chèvre, plus séduisante que Cosette à la douceur de brebis, la gentille Déruchette aux vivacités d’oiseau ne sortira plus désormais du souvenir de tout lecteur de Victor Hugo.

Mess Lethierry, l’oncle de Déruchette, est un franc et brave marin que les difficultés et les combats de la vie ont bronzé sans l’endurcir. Comme il n’a jamais connu d’autres luttes que celles du travail, et que ces luttes ont la propriété de laisser intact l’homme moral, il n’y a en lui de tanné que le cuir extérieur. Sous sa rude enveloppe bat un cœur d’enfant, candide et ignorant de toutes les choses qui s’écartent de la vie pratique. Mess Lethierry partage également son amour entre sa nièce Déruchette, à laquelle il doit le bonheur de son foyer, et son bateau à vapeur, la Durande, auquel il doit sa fortune. Mess Lethierry est libéral et voltairien à la manière de la restauration, et nous n’y verrions aucun mal, si ces opinions ne lui faisaient pas à deux ou trois reprises exprimer des sottises que M. Hugo enregistre avec trop de complaisance peut-être. Quand par exemple le bonhomme, dans sa haine de tout culte établi, prononce sentencieusement cette phrase : Wesley ne vaut pas mieux que Loyola, on ne peut, quoi qu’on en ait, réprimer un mouvement d’impatience, et on aurait envie de lui dire : Retourne donc aux choses de ta compétence, aux pistons et aux rouages de ta Durande, que tu connais merveilleusement et que tu fais jouer en perfection ; mais laisse en paix ces âmes dont la portée t’échappe nécessairement, et dont, pour ton bonheur peut-être, tu ignores les vrais principes d’action.

On tombe toujours du côté par où l’on penche, ce qui explique comment mess Lethierry, ennemi acharné de l’hypocrisie religieuse, était absolument aveugle à l’endroit des hypocrites. Tartufe en personne vivait à ses côtés depuis de longues années sous la forme du sieur Clubin, et il n’avait pas su l’apercevoir. La peinture de ce dernier caractère est un vrai tour de force d’art et d’habileté. Pour présenter son Tartufe au lecteur, M. Hugo a employé autant de dissimulation que l’hypocrite en met lui-même à dissimuler sa vraie nature ; on pourrait dire en toute vérité que, de même que Dieu est