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seul dans la confidence de l’hypocrite jusqu’au jour où il se dévoile devant le monde, M. Hugo est seul dans la confidence de son personnage jusqu’au moment où il lui arrache son masque. Le lecteur est parfaitement dupe de l’art de l’auteur, et il accepte son personnage pour l’honnête homme régulier, scrupuleux, qu’il prétend être jusqu’au l’heure où son âme détestable éclate. Lorsque Clubin, en face de l’Océan solitaire et de la mort qui le guette, dénonce d’une voix triomphante sa vraie nature, on croit entendre l’explosion subite d’une mine cachée, ou le premier grondement de tonnerre d’un orage que la parfaite limpidité du ciel n’aurait pas laissé soupçonner.

Le véritable intérêt du roman commence avec cette soudaine révélation de l’âme hypocrite du sieur Clubin après le naufrage de la Durande, dont il est le contre-maître. Clubin avait joué toute sa via au jeu de qui perd gagne sur une seule carte, celle d’une occasion exceptionnelle qui ne se présenterait peut-être jamais ; le hasard l’avait favorisé, et la carte désirée était sortie. Jadis mess Lethierry avait eu à son service un coquin nommé Rantaine, espèce de copie effacée du Thénardier des Misérables. Rantaine s’était enfui, emportant la caisse de son patron, sans qu’on eût jamais pu retrouvée ses traces. Cependant, après de longues années, poussé par le hasard de la vie, il avait reparu pour un jour dans le voisinage des lieux témoins de son crime ; mais l’œil avisé et toujours aux aguets de Clubin l’avait reconnu. Alors l’honnête homme, armé d’un revolver à six coups était allé attendre de nuit le coquin à l’heure où il devait s’embarquer, pour toujours cette fois, et lui avait fait rendre gouge. Une fois muni de ce butin, il n’avait plus songé qu’à disparaître, non pas étourdiment comme Rantaine, mais sans démentir son caractère, et sans ternir son excellente réputation. Il avait calculé, que pour cela le meilleur moyen était de faire échouer la Durande contre un des nombreux écueils de la Manche, de se débarrasser des passagers et de l’équipage en les jetant dans la chaloupe, et de rester seul après avoir joué une dernière farce d’immolation au devoir qui, en faisant croire à sa mort, lui assurerait la sécurité dans la nouvelle patrie où il irait jouir des labeurs patiens d’une longue vie d’hypocrisie. Toute cette scène du naufrage de la Durande est du plus dramatique effet ; mais la partie purement pittoresque de la scène l’emporte encore peut-être sur la partie dramatique. Tous les lecteurs du roman de M. Hugo comprendront que nous voulons parler de la description de ce brouillard qui favorise l’action criminelle de Clubin, le premier et le plus parfait des nombreux tableaux de marine qui remplissent le livre. Jamais on n’a mieux peint ce qui résiste à toute peinture ; toutes