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d’esclave ; elle est obligée maintenant d’accepter la nature vraie des choses, elle ne peut plus les transformer et les personnifier à son gré. Aussi n’est-ce pas sans difficulté que nous arrivons à comprendre les miracles opérés par elle lorsqu’elle était souveraine exclusive de l’âme humaine. Nos plus grands poètes modernes nous sont eux-mêmes d’un médiocre secours pour aider notre intelligence à saisir les lois de cette intuition originelle, car eux aussi ont subi la nécessité des temps, leur imagination n’a plus de puissance sur les choses extérieures, et la science a désormais réduit leur domaine à l’homme intérieur et moral. Eh bien ! dans le livre des Travailleurs de la Mer, M. Victor Hugo a réalisé ce prodige de nous faire comprendre ce que l’imagination a pu autrefois par ce qu’elle peut encore chez un poète tel que lui. Sans préméditation d’aucune sorte, instinctivement et par la seule force d’objectivation qui est en lui, ses descriptions nous donnent l’intuition confuse, mais puissante, de ce qui s’est passé autrefois dans l’Inde antique et dans la Grèce primitive. Peu s’en faut que les élémens qu’il met en scène ne soient des personnages ; l’écueil a presque physionomie humaine ; les vagues, tour à tour câlines et féroces, bienveillantes et malicieuses, ont une volonté et des passions ; la horde des vents qui vient déchaîner la tempête sur Gilliatt n’est pas moins vivante que les légions des marouts de l’Inde, et, quant à la pieuvre, tous les lecteurs savent à quel point le poète l’a marquée des signes auxquels se reconnaît l’individualité.

Les beaux passages abondent dans cette partie du livre. Bornons-nous à mentionner sommairement la description de l’écueil à l’aspect d’abattoir et de charnier avec ses cavernes discrètes, ses carrefours et ses ruelles, sa lèpre sanguinolente, ses couleurs suspectes, — la visite des oiseaux de mer à Gilliatt, — les scènes de la tempête, principalement la description du calme perfide qui la précède et l’arrivée furieuse des vents, — la description de la grotte féerique, à la fois sanctuaire et boudoir, qui sert d’habitation à la pieuvre, une merveille de poésie, une des pages les plus éblouissantes que Victor Hugo ait écrites, — Il semble, n’est-il pas vrai ? que nous dressions le catalogue d’une galerie de peinture. Et c’est en effet ce que nous faisons, car ces descriptions sont de véritables tableaux, et le pinceau n’a pas plus de ressources pour traduire aux yeux la nature extérieure que la plume de Victor Hugo.

Le combat de Gilliatt avec la pieuvre la été fort admire, et je crois bien que c’est en partie cet épisode qui a décidé du succès du livre auprès de nos lecteurs parisiens, avide d’émotions nouvelles, et jqui ont été heureux d’éprouver une sensation inconnue, » fût-ce au prix d’un cauchemar. Le monstre est pour le quart d’heure fort