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le besoin de secours, et cependant nous n’entendons pas une prière, pas un cri poussé vers le ciel. Gilliatt a beau être stoïque, il n’en est pas moins homme ; puisque le froid et la faim l’ont éprouvé, il a nécessairement souffert dans sa chair ; puisque l’anxiété, la déception, le découragement l’ont visité, il a nécessairement souffert dans son âme. Comment se fait-il donc que nous n’ayons pas entendu une plainte ? Quoi ! toujours l’action, l’action muette, mécanique ! pas une seule des expressions du verbe vivant qui est en nous ! Oh ! Qu’Ulysse nous touche autrement lorsque, apprêtant son courage pour subir une nouvelle douleur ; nous l’entendons s’écrier : « Souffre ceci, mon cœur, tu as souffert des choses plus grandes ! » Pendant plus de deux cents pages, le lecteur implore une larme, un soupir, un mot du cœur, il attend avec angoisse que le stoïque Gilliatt veuille bien montrer enfin quelque signe de faiblesse humaine ; mais ce mot du cœur, ce signe de faiblesse, pour lesquels il donnerait des pages entières de détails météorologiques, ne viennent jamais ; et en voyant agir le vaillant petit homme avec sa morose énergie, le lecteur hoche tristement la tête et se dit qu’il sauvera peut-être la machine Lethierry, mais qu’à coup sûr il perdra Dérochette.

Cette partie du roman possède un genre d’intérêt particulier auquel M. Hugo n’a pas pensé, et nous la recommandons à l’attention de tous les lecteurs qui doutent de certaines assertions de la critique moderne, ou qui sont curieux de surprendre sur le fait les procédés instinctifs de l’imagination. La critique moderne nous apprend qu’aux époques primitives, alors que l’homme est tout instinct, que les facultés abstraites du jugement et de l’analyse ne se sont pas encore éveillées, ou ne se sont qu’incomplètement exercées, alors que l’hymen de l’âme et de la chair est plus chaud et plus étroit qu’il ne le sera plus tard, l’homme moral se trouve réduit à une seule faculté, qui est l’imagination. Or l’imagination est puissante et bornée à la fois ; comme sa vraie fonction consiste à représenter avec force les objets aux yeux de l’esprit, elle est, de par la loi même de sa nature, entraînée à donner un corps aux choses qui n’en ont pas. C’est ainsi que les phénomènes vagues ou indéterminés de l’air et de la lumière et les puissances flottantes de la nature se transforment en personnes et en divinités aux époques où les autres facilités de l’esprit ne peuvent pas encore servir de correctif à l’imagination, seule maîtresse souveraine ; mais dans nos temps de civilisation excessive cette première-née de l’intelligence humaine est bien déchue de sa grandeur primitive ; Il lui a fallu successivement partager le pouvoir avec tant d’autres facultés que, de la condition de reine absolue, elle est presque tombée à celle