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Mais, je le répète, l’accès n’avait qu’un moment : dans cette âme tissée de lumière, les ténèbres du désespoir ne pouvaient prévaloir. La loi suprême ne saurait être, en fin de compte, qu’une loi d’amour et de pardon, et là-dessus le calme, la sérénité, lui revenaient, et, contemplant toutes choses autour de soi avec les yeux d’une mansuétude instinctive, il ne voyait plus désormais dans les crimes de l’homme, dans ses misères, que des faiblesses, des folies, et plus il s’était senti atteint de ces faiblesses auxquelles le pauvre genre humain éternellement succombera, plus il se montrait indulgent envers les personnages de sa création. Don Juan lui-même, grâce à l’effort humoristique de ce merveilleux génie plaidant naïvement la cause du révolté, don Juan gagne son procès devant les honnêtes gens, ou du moins, si tout à fait il ne le gagne, finit-il par obtenir bien des circonstances atténuantes. Comment s’y prend pour n’être jamais trop odieux ce débauché, cet imposteur, cet imperturbable blasphémateur de toutes les morales divines et humaines, c’est là un secret que Mozart seul pourrait dire, Mozart, qui, sans chercher à l’excuser, se complaît à développer les influences d’où l’irresponsabilité se dégagera, à caresser les insinuations favorables. Cette ardeur des sens à laquelle obéit don Juan ne lui vient-elle pas de son pays ? Il aime la vie, les femmes, la bonne chère, mais n’y a-t-il au fond que matérialisme et grossièreté dans ces penchans, et l’amour qui sait trouver pour s’exprimer des accens tels que la phrase du duo avec Zerline, la période du trio sous la fenêtre, la sérénade, cet amour ne répond-il point aussi bien à ce qu’on s’imagine de la plus idéale des jouissances ? Et puis que d’aimable gaîté, d’épanouissement, d’esprit, de belle humeur, que de bravoure, de magnificence chez ce grand seigneur toujours prêt à semer l’or d’une main et de l’autre à tirer l’épée ! C’est ainsi que Mozart innocemment déteint sur son héros, cachant l’abîme sous les fleurs et donnant au vice invétéré la séduction de ces fautes qui font dire aux bonnes âmes pensant au pécheur : « plus à plaindre qu’à blâmer ! »

Don Juan, après tout, est dans son droit. Sa sensualité, sa joyeuse et large façon de prendre la vie sont des particularités de sa nature ; il les a dans le sang, et les lois de la nature seraient-elles donc moins sacrées que l’ordre moral des choses ? Sa bravoure personnelle, sa hauteur, son intelligence, sa beauté, sa noblesse, autant de dons qu’il tient du hasard de sa naissance, comme son indomptable tempérament, et qui de lui font un héros, c’est-à-dire un homme ayant des droits sur tous. S’il séduit les filles, tue en duel les gens de sa condition et rosse les manans, ce sont là jeux de prince qui n’empêchent pas l’eau de couler et que la nature contemple de son œil indifférent jusqu’au moment où l’individu, s’attaquant à l’ordre universel, provoque de la terre au ciel une réaction qui l’écrase. Zerline vient à sa rencontre, poussée par la coquetterie, les secrets désirs. Il saisit cette facile proie, s’en amuse un moment ; c’est son droit. Zerline aurait tort de se plaindre et n’a que ce qu’elle mérite. Avec Elvire, la situation