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change d’aspect. Berner un Mazetto, quoi de plus simple quand on se sent la force de pouvoir mieux que lui pour le bonheur d’une fillette et que la fillette le reconnaît ? Vis-à-vis d’Elvire, don Juan est autrement posé. Elvire est une personne d’un rang égal au sien, que les sens peuvent lui avoir livrée, mais qui se réclame désormais d’un lien avec lequel la société ne plaisante pas comme du reste. Elle poursuit le traître, crie vengeance, le harcèle, l’obsède de ses récriminations, dont la furie trahit moins la haine du coupable que l’ardeur inassouvie d’une passion qui ne se contient plus.

C’est Vénus tout entière à sa proie attachée.

Elvire, hélas ! sait bien ce qu’elle cherche et ce qu’on ne veut plus lui donner. Là même est le côté comique du caractère. Ce n’est pas un sentiment de justice qui l’entraîne sur les pas de son parjure, c’est tout autre chose, et la pauvre délaissée, en maudissant l’infâme, en se promettant d’arracher le cœur à ce monstre, obéit à d’irrésistibles élancemens, où don Juan et jusqu’à son valet trouvent sujet à de nouvelles railleries, que le public supporte grâce au badinage humoristique dont Mozart enguirlande la situation, car, vers la fin, dans la scène qui précède l’entrée de la statue, lorsque devant Elvire, rendue au sentiment de sa dignité de femme et d’épouse, don Juan veut recommencer la plaisanterie, son attitude devient révoltante et ne trahit plus que le vertige de l’être voué au châtiment. Rôle ingrat, toujours sacrifié, disent les virtuoses médiocres, rôle puissant et du plus fier ressort quand on sait s’en rendre maîtresse ! Mme Gueymard pour la première fois peut-être en a donné la note. Sa belle voix, âpre, stridente et fébrile quand la passion et la jalousie raniment, a dans le trio du balcon toutes les langueurs d’une nuit de Séville et vers le dénoûment tourné au pathétique. Compris, accentué de la sorte, le rôle reconquiert sa véritable signification, et le public s’étonne de l’avoir jusqu’alors méconnu.

De cet enjouement facile, de ce persiflage modéré du dramma giocoso, le caractère de dona Anna par exemple n’a point trace. Élévation de sentiment, pureté, grandeur morale, on se sent en pleine tragédie. Une jeune patricienne dans toute la splendeur de sa beauté, de sa virginité efflorescente, reçoit le plus sanglant outrage ; la même heure voit son honneur se flétrir et se disperser comme sous un vent d’orage les illusions de son premier amour. L’affront provoque hors d’elle-même et soudain porte à sa suprême puissance cette honnête et superbe nature dont la grandeur se manifeste dès le premier éclat de voix. À ce débordement d’émotions souveraines, don Juan est bien près de perdre contenance. Il se masque le visage, riposte avec embarras à la parole qui le maîtrise, et ne doit sa délivrance qu’à l’épuisement physique de la femme qui s’échappe pour aller chercher du secours. Le commandeur, appelé par les cris de sa fille, paraît sur le seuil de son palais, engage le duel ; don Juan le frappe, et la scène se