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de la pensée. Partout ailleurs, en Angleterre, même en France, vous trouverez dans les périodes d’action je ne sais quelle dédaigneuse indifférence pour les travaux de l’esprit, ce qui jamais n’arrive chez les Italiens pas plus que chez les Allemands. Ce manque de respect à la dignité humaine que jadis flétrissait Pascal, et qui pour nous consiste à ne point savoir tenir compte, — même en temps de guerre, — de l’immense valeur d’une œuvre d’art, ni l’un ni l’autre de ces deux peuples, qui par plus d’un côté se ressemblent, ne voudrait s’en rendre coupable. Aucune gloire ne rend l’Allemand infidèle à son culte, n’amoindrit chez lui l’enthousiasme. A cet endroit, l’Allemagne est, comme dirait Goethe, sphérique, complète, et n’éprouve nul besoin de sacrifier telle partie de son être à telle autre, sous prétexte qu’on ne saurait être fort sur plusieurs points à la fois. A l’époque de ses plus grands troubles sont nés ses plus grands chefs-d’œuvre, et ses meilleurs soldats s’inspirèrent toujours des plus essentiellement lyriques de ses poètes. Interrogez l’histoire ; quels poètes et quels artistes que la plupart de ces princes germains, un Frédéric de Hohenstaufen, un Maximilien II et tant d’autres ! Entre la pensée et l’action, l’Allemand aime à voir un indissoluble lien, estimant que l’acte décisif, la rettende That, comme il dit lui-même, a meilleure chance de partir d’une âme habituée aux choses hautes et délicates que de relever d’instincts brutaux devant à l’ignorance la virginité de leur rudesse. Les soudards illustres, les Tilly, les Blücher, si loin que leurs noms portent, n’auront jamais chez elle cette place qu’au plus profond, au plus intime de son être, occupe un Théodore Koerner par exemple. Leyer und Schwert, une lyre et une épée, — c’est le vrai mot de l’Allemagne. A eux deux, Weber et Koerner ont trouvé la devise. De lettrés inutiles, l’Allemagne en a moins qu’on ne pense. Des caractères formés par l’étude, des soldats-poètes, ce sont là ses types familiers. Il ne faut point chercher à la voir plus pratique à telle époque qu’à telle autre. La poésie sera toujours la vraie source à laquelle elle puisera pour ses actions d’éclat, et l’art et le lyrisme ne se peuvent séparer de ses gloires de tout genre. En 1825, les princes de la maison royale de Saxe, rentrant à Dresde après une excursion, disaient à l’auteur du Freyschütz : « C’est en vous, Weber, qu’on nous a partout complimentés. A chaque pas que nous faisions, on nous saluait en votre nom. A notre entrée à Rotterdam, l’hôtel de ville carillon nait votre chœur des chasseurs ; à bord d’un vaisseau de ligne, la walse ; toujours et partout Weber ! Vous teniez, vous, le premier rôle ; nous n’avions, nous, que le second. »

Les Saxes, voilà le cœur de l’Allemagne. La Prusse, c’est le Nord ; l’Autriche, déjà presque l’Orient. La Saxe est le centre, la racine