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rêveur, et cependant un certain intérêt romanesque s’attache à sa mémoire. Le cœur humain est fait de nuances, il ressemble à la nature de Linnée, ne procédant ni par sauts ni par bonds, non facit saltus) suivez-le, c’est par des modifications imperceptibles qu’il s’achemine vers le but. Ce Sand avait eu un amour de jeunesse auquel il s’arracha brusquement pour n’appartenir désormais qu’à la patrie. Il fit contre la France la campagne de 1806. Le souvenir de cette pauvre fille ne cessait pas cependant de le poursuivre, il la voyait pleurant toutes les larmes de ses yeux, sans appui, sans ressources. La rage le prenait alors, rage d’aimer quelqu’un, de ne pas rester le cœur vide. Il eut un ami : le sort semblait avoir pris soin de rapprocher l’un de l’autre ces deux êtres. Ils s’étaient rencontrés, connus, liés sous les drapeaux, au plus vif de la mitraille, affrontant les mêmes périls, endurant les mêmes disgrâces, la chaleur du jour, le froid des nuits, la fatigue des longues marches ; puis, quand l’heure de déposer les armes avait sonné, tous les deux s’étaient empressés de mettre des sourdines à leur enthousiasme. Ce qui se passa en Allemagne au lendemain de cette fameuse guerre de l’indépendance n’était en effet point de nature à maintenir en haleine les âmes éprises d’idéal[1]. Les deux amis pourtant se résignèrent, et, comme ils avaient fait de leur patriotisme et de leur bravoure, mirent en commun leur patience et leur rêverie. Unis, comptant l’un sur l’autre, ils s’entr’aidaient à supporter tant de renoncemens, de misères, lorsque cette affection même, si profonde, fut rompue. Comment la catastrophe advint, Karl Sand l’a raconté dans une lettre peu connue, et qu’on ne saurait lire sans pitié. « Nos deux âmes n’en faisaient qu’une, nous n’avions qu’un sentiment, qu’une volonté. Rien ne pouvait nous séparer, sinon celui qui sépare ce qu’on croit le plus étroitement lié. Voyez-vous là, dans les eaux courantes de la Saale, ce tourbillon que la lune éclaire ? À cette place, il disparut pour jamais, — la proie des flots qui traîtreusement l’avaient poussé vers le gouffre ! Par un beau soir d’été, nous nous promenions au bord de la rivière : l’air était doux et tiède ; la fraîcheur des eaux l’invita, et tandis que je restais assis dans l’herbe, il se mit à nager, gagnant la rive opposée, puis revenant. Je chantais en m’accompagnant sur la guitare ; au retour de chaque refrain, sa voix s’unissait à la mienne, et nous terminions joyeusement en chorus. C’était un de ces lieder comme la guerre de l’indépendance allemande en fit naître de tous côtés, un de ces chants qui raffermissent l’âme contre le danger des batailles, contre

  1. Voir l’histoire du congrès d’Aix-la-Chapelle et lire dans Varnhagen l’effroi de M. de Metternich et de la coterie absolutiste quand l’empereur Alexandre se prononça pour les constitutions.