Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/551

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la mort ; hélas ! pauvre ami, ce fut à lui son chant du cygne ! Dès le premier vers du refrain, il entonnait sa partie, et selon qu’il se rapprochait de moi ou s’éloignait, le son m’arrivait plus ou moins fort à travers le clapotement du flot. Cependant tout à coup sa voix cessa de donner, il me sembla même que je n’entendais plus le battement cadencé par lequel, tout en fendant l’eau, il s’amusait à marquer la mesure. Je chante un vers, deux vers encore, rien ne me répond que le bruit des flots ; l’effroi me prend, je me lève d’un bond, la nuit est noire et sans étoiles : impossible de voir quoi que ce soit ! J’appelle ; mes cris, étranglés d’abord par l’épouvante, éclatent bientôt dans le désespoir. Silence et ténèbres partout ! Le sombre gouffre me regardait avec la froide fixité, la béante indifférence de la tombe ! Hélas ! c’était bien en effet une tombe ! Le lendemain, on retrouvait sur le bord le cadavre de mon pauvre ami : une crampe subite l’avait saisi, entraîné vers le fond sans lui laisser le temps d’appeler, de se reconnaître. »

Que les touristes raffolent des bords du Rhin, que les baigneurs célèbrent les merveilles de la contrée d’Heidelberg, à Dieu ne plaise que je me récrie ! Tout au contraire, le jour où les caravanes banales viendraient y promener leur désœuvrement, ce coin de terre édénique de la Thuringe perdrait un de ses plus charmans attraits. À ces cimes alpestres, à ces vallées, à ces torrens, la solitude va si bien ! « Monde, laisse-moi ! forêt, enivre-moi ! » a dit un poète en des vers tout imprégnés des senteurs et des harmonies mystérieuses de cette nature incessamment hantée par la légende et par l’histoire. Les souvenirs du passé se dressent et se croisent ici devant vous aussi nombreux que ces daims effarés qui d’un bond traversent le sentier. Sur ces hauteurs où perche l’aigle, le romantisme des temps évanouis a laissé des racines qu’on ne s’étonne plus de voir si rapprochées quand on songe que le nombre ne s’élevait pas à moins de soixante-six des châteaux et donjons que Rodolphe de Habsbourg dut anéantir pour avoir raison de ces burgraves guerroyeurs, éternels fléaux de la contrée. Ajoutez à cette liste tant de cloîtres, de manoirs que la guerre des paysans et la guerre de trente ans jetèrent bas, et vous aurez le secret de ces murs croulans, de ces pans de murailles démantelés qui complètent les paysages et servent de but aux promenades. Passons aux résidences d’été, aux maisons de plaisance et pavillons de chasse des divers princes de la Thuringe. Tous les siècles, tous les goûts y sont représentés. Wilhelmsthal, Callenberg, Dornburg, Tiefurth, Ettersburg, Molsdorf, quels souvenirs éveillent ces noms dans l’âme du chasseur et du poète ! Quelles images ils font revivre, depuis la grave et contemplative duchesse Louise-Dorothée de Gotha, amie de